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Question de lectureClaude Labrosse Seul genre littéraire véritablement expérimental, le roman a toujours été une forme plurielle et instable et un champ de recherche pour l'écriture. Au gré de ses réussites et de ses échecs il a entrepris de rapprocher ou même de marier en d'exceptionnelles symbioses ou des équilibres précaires l'interrogation sur les valeurs, les pouvoirs de l'analyse, la poétique du récit et la prégnance des fictions. Les grands romans du xvme siècle—ceux par exemple de Marivaux, Crébillon, Prévost, Rousseau, Laclos—utilisent et transforment la tradition , les conventions et les usages du genre pour que s'y découvrent et que s'en libèrent les capacités d'analyse qui y sommeillent. Sous le vêtement d'Arlequin des anciennes fictions et sur leur corps multiple, ils essaient de placer la greffe d'un récit plus analytique. Un travail sur les modes et la matière de la narration tente de modifier les fonctions de la fiction. Il en explore le territoire, recompose ses épures, resserre et complique ses trames et met à l'épreuve ses nouveaux pouvoirs de telle sorte que dans les matrices de l'ancienne fable romanesque se développe un nouvel effort d'analyse. Cette tendance a certes toujours existé dans les récits; il nous semble seulement que les romans de ce temps essaient de prolonger, d'illustrer, de précipiter même cette conversion de la narration fabuleuse en une narration plus critique au point que cette transformation pourra apparaître au regard de maints historiens et théoriciens du genre comme un moment fondateur et un trait spécifique. Une sorte de «raison» à la fois empirique, indiscrète, inventive, inqui ète et ironique—mais autrement séduisante que son austère cousine des traités philosophiques—vient, dans ces textes majeurs, visiter le récit. Sans qu'on s'en avise toujours, c'est de la pensée qu'on raconte et qui EIGHTEENTH-CENTURY FICTION, volume 7, numéro 4, juillet 1995 330 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION s'écoute comme une histoire. Et ce «conte» qui saisit l'esprit fait se lever aussi une oreille vigilante car en cette écriture-là, analyse et critique deviennent aussi omniprésentes et infatigables que le roman: consubstantielles à la fiction. Désormais, au revers de l'écoute, naît toujours le réflexe et le plaisir du soupçon. La pensée devient ainsi plus proche du roman et l'epistemologie n'ignore plus tout à fait l'esthétique. Le narrateur ou le personnage (Usbek, Marianne, Jacob, Cleveland, Amanzei) est souvent une sorte de philosophe singulier, original, marginal même, ébloui ou rendu perplexe par ce qu'il observe ou égaré dans ses aventures tandis qu'en lui et par lui, le besoin et l'art de narrer, touchent quelques graves questions concernant l'existence, la philosophie ou la morale. Dans les meilleures œuvres du siècle la vocation d'écrire tend à réaliser l'osmose entre la création littéraire et l'essai philosophique.1 Cette pente suivie par le roman dans beaucoup de ses œuvres majeures n'est peut-être rien d'autre que la prise de conscience plus aiguë de la spécificité du genre, une manifestation plus explicite de la première de ses propriétés qui est d'être essentiellement une «chose» (texte et livre) à lire. Un poème peut se mettre en musique et se chanter, une comédie, une tragédie, un opéra peuvent se suffire du spectacle, un conte peut se dire et s'entendre sans qu'on sache l'alphabet. Il semble en revanche que le roman ne puisse que se lire—à voix haute ou basse ou en silence. L'ère du roman serait relativement indissociable de l'histoire du lire comme de celle du livre. De récents travaux2 montrent que, dans le discours critique comme dans ses propres pratiques d'écriture, le roman met en scène une complexe problématique de la lecture, en transformant le besoin de lire en voluptés perverses, en instituant en lui-même une fonction de lecture...

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