Comme on le sait depuis longtemps, la réception d’une œuvre importante d’un pays à l’autre, d’une aire culturelle à l’autre, dépend tout simplement et en grande partie de sa traduction. Pour être banale, cette remarque n’en perd pas pour autant de sa vérité.
L’un des exemples le plus souvent cité est celui de l’espace public (Strukturwandel der Öffentlichkeit) de Jürgen Habermas, dont le texte original date de 1962 mais n’est accessible en version française qu’en 1978.1 Dans un autre registre, le célèbre Frédéric II de Ernst Kantorowicz, publié en 1927, n’est traduit en France que 60 ans plus tard.2 Il existe encore, dans les sciences sociales et humaines, des trous incompréhensibles, pour ne citer par exemple que le maître ouvrage de Paolo Prodi sur le serment dans la culture juridique et constitutionnelle occidentale publié en 1992,3 traduit dès 1997 en allemand,4 mais toujours indisponible en français 20 ans plus tard.
La critique est certes aisée et longue est la liste, pour chaque spécialiste, de ce qu’il estime être le grand scandale du transfert linguistiquement empêché. D’aucuns rétorqueront à rebours que l’érudit doit connaître les langues en usage dans la communauté scientifique de son champ et n’a nul besoin de translation pour recevoir la thèse du voisin. Il n’empêche, le commerce de la traduction des grands ›classiques‹ contribue par capillarité à des inflexions notables dans tel ou tel segment des sciences, et particulièrement des sciences sociales et humaines qui se définissent en partie comme des sciences du discours et du langage. L’histoire reste d’ailleurs à faire des seuils de latence en deçà et au-delà desquels une œuvre marquante peut ou non demeurer non traduite avant d’exercer une influence décisive dans le champ disciplinaire d’une autre aire linguistique.
Un tel blocage n’a cependant pas opéré dans le cas de Harold Berman, dont le premier tome de son ›cycle‹ sur le droit et la révolution consacré à la formation de la tradition juridique occidentale (The Formation of the Western Legal Tradition) paru en 1983 n’aura attendu ›que‹ 19 ans pour être traduit en français (2002).5 Quant au second volet de 2003 consacré à l’impact des réformes protestantes sur la tradition juridique occidentale (The Impact of the Protestant Reformations on the Western Legal Tradition), il est traduit 7 ans plus tard pour le public francophone (2010).6 Il est vrai que l’école française d’une science historique, sociale et anthropologique du droit, incarnée tant par Pierre Legendre ou Alain Supiot, que par le regretté Yan Thomas ou bien encore par Jean-Louis Halpérin, a veillé à ne pas laisser sans réception ce qui fut reconnu d’emblée comme une œuvre majeure du XXe siècle consacrée à une interprétation de longue durée de la tradition juridique européenne.
Une œuvre majeure sans doute, comme les premières recensions françaises l’ont noté, au regard du brassage chronologique opéré. Une œuvre majeure également au regard du grand récit proposé par une analyse annoncée d’emblée en trois tableaux, celui d’une relation ‹ occidentale › singulière entre le droit et la religion, mais aussi celui d’une origine profondément chrétienne du changement des ordres juridiques et normatifs dans la tradition occidentale, autrement dit d’une interrelation dynamique entre système de croyance et système de droit.
Il importe tout d’abord de noter que, même si les médiévistes français n’ont pas encore inclus Berman dans le Panthéon des classiques anglo-saxons admis à bouleverser les grandes lignes de leur monde interprétatif, les thèses bermaniennes exercent une influence directe non seulement sur la place du Moyen Age, mais aussi sur la manière contemporaine de saisir le monde médiéval. En d’autres termes, le triptyque inachevé de Berman livre une métathèse bonne à penser pour les médiévistes car elle tente de retrouver une cohérence matricielle du droit et de la religion chez les | médiévaux eux-mêmes. En premier lieu, la lecture médiévistique de Berman se conçoit du point de vue de son contenu, tant le premier tome de son masternarrative porte sur la ‹ révolution › des XIe–XIIe siècles. Or, cette charnière dont le gond capital (pour filer la métaphore du retable bermanien) s’incarne dans Grégoire VII, le pape de la réforme du même nom, des Dictatus papae, de Canossa et de la Querelle des Investitures, n’est elle-même que le résultat d’un ébranlement originel, théologique, signalant autour de l’an mil l’avènement de notions juridiques nouvelles: la personne, la responsabilité, l’état de droit, tous thèmes liés à une économie et à une liturgie (qui au Moyen Age signale toujours un changement socio-culturel de grande ampleur) de la rédemption, du rachat et du salut. L’interprétation d’ensemble proposée par Droit et révolution interpelle en second lieu les médiévistes au regard du large glissement de la périodisation au sein de laquelle se situe précisément le ‹ moment › Moyen Age. Le Moyen Age de Berman est une matrice ancrée sur son cœur des années 1000–1100, dont sont en vérité issues, chacune selon leur modalité propre, les deux révolutions anglaise et française (et au-delà on s’en doute américaine aussi, Berman écrivant depuis les Etats-Unis), non par rupture mais par continuité évolutive de la tradition chrétienne jetant des ponts entre la scolastique et la théologie ou le droit allemand post-luthériens, entre le droit d’assistance caritative et le capitalisme, et cela par un rejeu pluriséculaire et non pas par une simple transition de la fin du Moyen Age à l’époque moderne. Au fond, les révolutions, qu’elles soient religieuses (Réformes anglaise et allemande), politiques (Révolution française) ou économiques (capitalisme), ne s’inscrivent dans la durée qu’en incluant paradoxalement l’héritage du prétendu ennemi commun qu’elles étaient censées combattre, à savoir la tradition chrétienne telle qu’elle s’exprime dès le Moyen Age central et pas seulement dans sa version pré-réformée des XIVe et XVe siècles. C’est donc aussi en cela, du point de vue de la périodisation, que les thèses bermaniennes s’opposent aux découpages wébérien ou marxiste faisant du Moyen Age la gangue ‹ féodale › dont la bourgeoisie ou la rationalité ont dû se délivrer par extraction et sublimation. Sur le plan proprement juridique, explique Berman en s’opposant là encore essentiellement à Weber7 mais aussi partiellement à Marx, c’est bien parce que le droit médiéval chrétien avait déjà garanti la solidité des contrats, la solidarité des actionnaires et le développement de l’assurance, que le protestantisme a pu techniquement s’approprier le capitalisme. De ce point de vue, et cette considération constitue le troisième horizon d’attente médiévistique de la somme bermanienne, la relation singulière nouée entre droit et religion au cœur de la société ecclésiale grégorienne trace une frontière culturelle séparant Orient et Occident, et cela en amont ou tout au moins en accompagnement du grand ébranlement des croisades.
Pour toutes ces raisons, hier comme aujourd’hui, il reste impossible de lire le premier tome de 1983 sans son complément chronologique et logique que forme le deuxième volume de 2003 puisque c’est sur la base de la révolution du XIe siècle, signalant la triple invention des professionnels du droit, de la redécouverte du droit romain et du pouvoir législatif des grands royaumes d’Occident, que s’enkyste la deuxième révolution, allemande et anglaise celle-là, liée aux Réformes protestantes, avant les trois ultérieures, américaine, française et russe, donnant naissance à leur tour à de nouveaux systèmes juridiques. On l’aura bien compris, dans cette sorte d’histoire globale ou plutôt d’histoire transnationale des ruptures et des mutations juridiques qui prend en écharpe les continents et les siècles (il est vrai occidentaux), se déploie un système bermanien soucieux d’une part de découpler révolution juridique et révolution politique, cette coïncidence ne fonctionnant que pour les cas modernes américain (1786), français (1789) et russe (1917); et désireux de l’autre d’aligner conceptuellement une quadruple évolution, celle de la croyance religieuse, celle de la philosophie du droit, celle de la science du droit et celle de l’institution du droit. Il en résulte que la science, la philosophie et l’institution du droit peuvent survivre à l’absence ou à l’échec d’une révolution politique.
Il est certain que l’analyse des relations entre religion et droit menée et souhaitée par Berman appelle la prise en compte, désormais usuelle chez les historiens, non seulement des systèmes juridiques exprimés par le droit, la législation et la jurisprudence, mais également des normes, codes | et pratiques de comportement en adéquation ou en rupture avec ces mêmes systèmes, dont la genèse et la consolidation ne se limitent pas aux formes écrites du droit savant, romain, canonique ou coutumier.8 De la sorte, une approche historique et anthropologique du droit considère comme inséparable l’étude intriquée des droits, de leurs principes et des sanctions, appliquées ou non, qu’ils entrainent afin de viser à une étude des effets conjoints, normatifs, législatifs et judiciaires, de pouvoir et de discipline. Même si la somme de Berman ne traite pas prioritairement des normes et surtout des sanctions multiples et graduelles qu’elles déclenchent, elle ne s’inscrit pas moins dans le champ d’un dialogue renouvelé entre l’histoire et le droit, un dialogue attentif à la prise en compte des discours juridiques et soucieux en même temps de poser à nouveaux frais la question du politique (l’obéissance s’obtenant mieux par la souplesse que par la dureté des normes et des sanctions issues du droit), la question du droit comme instrument codé, et donc rhétorique, le problème du droit comme arsenal classificatoire, et la question de la capacité normative du droit tant il est vrai qu’il existe des normativités que le droit ne qualifie pas et des normativités sanctionnées par le droit, devenant en quelque sorte juridiques par acculturation.
Surtout, l’œuvre de Berman, y compris avec ses travers anti-positivistes et anti-wébériens, ne cesse de réactualiser le débat sur la spécificité des constructions institutionnelles latines, un champ qui a le plus intéressé les historiens français de la prémodernité juridique derrière Pierre Legendre et Yan Thomas, interpellés par la capacité du droit à s’affirmer à l’égard du social et par son aptitude à se reproduire tout en se transformant, au service d’une intériorisation des liens sociaux et des liens religieux tout ensemble, concourant finalement à une meilleure sujétion relayée par des entités nouvelles de médiation (et de négociation) que sont les paroisses, les villes, les principautés, les royaumes.
La lecture ou la relecture des livres de Berman aujourd’hui, particulièrement pour les médiévistes et les modernistes français, doit sans doute entrer davantage encore qu’au moment de leurs rédaction puis traduction en résonance avec une sensibilité accrue à la mise en regard des systèmes juridiques avec les structures normatives qui, les unes et les autres, ne peuvent au Moyen Age et au temps des Réformes que relever d’une rationalité chrétienne. Finalement, deux seuils de variation et de tolérance se dessinent: celui qui d’un côté sépare ou relie, par alignement ou par écart, le système juridique et le système normatif; celui qui de l’autre distingue l’énonciation du droit, du principe et de la norme et sa transcription ou son application concrètes aux diverses échelles territoriales et politiques. L’enjeu est de taille, car ce qu’éclairent en puissance ces deux seuils n’est rien moins que la nature et l’originalité du lien social ancien, lequel dit beaucoup de son devenir actuel: Ubi societas ibi jus. Telles sont aujourd’hui la validité et la qualité de l’invite formulée dès 1983 par Berman: nul doute que de ce point de vue les historiens puissent continuer à en faire leur miel.