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Pragmatique de la valeur et structures de la marchandise

Published online by Cambridge University Press:  30 August 2018

Luc Boltanski*
Affiliation:
Ehess

Résumé

Au cours des dernières décennies se sont développées différentes approches sociologiques se réclamant de conceptions pragmatistes. Ces approches mettent l'accent sur l'agir en situation, sur les capacités réflexives et interprétatives des individus et sur leurs compétences sociales. On a souvent vu dans ces conceptions dites pragmatiques une approche alternative au structuralisme qui avait dominé les décennies précédentes. Sans négliger ce qui éloigne ces deux approches l'une de l'autre, nous cherchons à montrer dans ce texte la façon dont elles peuvent non seulement être mises à profit à propos d'un même objet, mais aussi être articulées dans un même cadre théorique. La démonstration prend appui sur des recherches empiriques récentes portant sur l’échange marchand et sur la relation entre prix et valeur. L’étude pragmatique de situations d’échange permet d'identifier différentes formes de mise en valeur qui sont à la fois incorporées aux compétences cognitives des acteurs et objectivées dans les dispositifs de la marchandise. Envisagées d'un point de vue structural, ces formes de mise en valeur peuvent être analysées comme un groupe de transformation, au sens de Claude Lévi-Strauss. Toutefois, ce structuralisme cognitif est insuffisant pour comprendre le changement historique de ces formes, dont l’étude peut faire appel à un autre genre de structuralisme. Ce dernier, que nous qualifions de « systémique », dispose, en de « grands récits », des causalités visant à relier les processus locaux de marchandisation aux évolutions globales du capitalisme.

Abstract

Different sociological approaches claiming a close relation to pragmatism have developed over recent decades, emphasizing situated action, the interpretive and reflexive capacities of actors, and their social capabilities. These so-called pragmatic conceptions have often been presented as an alternative to the structuralism that dominated previous decades. Without ignoring the differences between the two approaches, this article seeks to show not only that they can both be usefully applied to the same object, but also that they can be integrated into a unified theoretical framework. The argument is based on recent empirical work devoted to the study of commercial exchange, in particular the relation between price and value. The pragmatic study of exchange situations makes it possible to identify different forms of valuation that are both embedded into the cognitive resources of actors and objectified in arrangements arround commodities. From a structural point of view, these forms of valuation can be considered a “transformation group,” in the sense described by Claude Lévi-Strauss. However, this cognitive structuralism cannot help us to understand the changes undergone by these forms over historical time. For this, we must call on another type of structuralism, which might be labeled “systemic” structuralism. This proposes narratives that aim to establish chains of causality between local processes of commodification and the evolutions of capitalism at a global level.

Type
Valeur et marchandise
Copyright
Copyright © Éditions de l'EHESS 

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Footnotes

*Je remercie vivement l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess) en la personne de son président, Pierre-Cyrille Hautcœur, qui m'a fait l'honneur de m'inviter à prononcer la 39e conférence Marc Bloch. Je n'ai modifié le texte de la conférence que sur des points de détail. Ce texte n'est donc pas, à proprement parler, un article. En effet, la forme conférence, destinée à être écoutée, diffère profondément de la forme article, destinée à être lue. J'ai néanmoins ajouté une quarantaine de notes de bas de page, de façon à donner les références bibliographiques permettant de revenir aux ouvrages mentionnés ou évoqués, mais souvent de façon allusive, et à clarifier, autant que faire se peut, des formulations qui pouvaient paraître rapides ou obscures.

References

1 Simon Susen, The « Postmodern Turn » in the Social Sciences, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015.

2 Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

3 Voir en particulier, au sein d'une œuvre considérable, Niklas Luhmann, Systèmes sociaux. Esquisse d'une théorie générale, trad. par L. K. Sosoe, Québec, Presses de l'université Laval, [1984] 2010.

4 Immanuel Wallerstein, The Modern World-System, New York, Academic Press, 3 vol., 1974, 1980 et 1989 ; Id., Le capitalisme historique, trad. par P. Steiner et C. Tutin, Paris, La Découverte, [1985] 2002 ; Id., Comprendre le monde. Introduction à l'analyse des systèmes-monde, trad. par C. Horsey et F. Gèze, Paris, La Découverte, [2004] 2009.

5 Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century: Money, Power, and the Origins of our Times, Londres, Verso, [1994] 2010 ; Id., Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, trad. par N. Vieillescazes, Paris, M. Milo, [2008] 2009.

6 Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985 ; Id., Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve-xviiie siècle, Paris, Armand Colin, 1979, 3 vol. (pour une analyse de la dynamique du capitalisme, voir surtout le deuxième volume, Les jeux de l’échange).

7 Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, 2017.

8 Jean Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, 1970.

9 L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification…, op. cit., en particulier p. 168-174 sur la notion d’« épreuve de grandeur ».

10 La notion de qualification a une origine juridique : Olivier Cayla, « La qualification ou la vérité en droit », Droits. Revue française de théorie juridique, 18, 1993, p. 3-18. Elle a été particulièrement élaborée par l’économie des conventions : Laurent Thévenot, « From Social Coding to Economics of Convention: A Thirty Years Perspective on the Analysis of Qualification and Quantification Investments », Historical Social Research, 41-2, 2016, p. 96-117.

11 Les prix, quand ils apparaissent à l'issue d'une épreuve, peuvent être considérés comme des événements, au même titre que les « faits » dans le Tractatus, chez Ludwig Wittgenstein. Les prix ne sont pas des choses qui peuvent être nommées, même s'il est possible de leur associer une qualification, généralement métaphorique (par exemple, quand on parle d'un « prix cassé » ou d'un « prix d'appel »).

12 Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968. Au cours des années 1960-1970, l'intérêt porté aux objets, stimulé par la critique de la « société de consommation », s'est surtout tourné vers la sémiologie. Les choses ont été envisagées, à la suite des travaux de Roland Barthes, en tant qu'elles étaient le support de signes et, particulièrement, de signes identitaires et/ou de distinction ; voir, par exemple, les textes datant des années 1963-1973 rassemblés dans Roland Barthes, L'aventure sémiologique, Paris, Éd. du Seuil, 1985 ; Id., Système de la mode, Paris, Éd. du Seuil, 1967. Une attention nouvelle aux objets, considérés non en tant que signes mais en tant qu'acteurs à part entière de la vie sociale, s'est développée à partir des années 1990 environ, à la suite des travaux séminaux d'Arjun Appadurai (dir.), The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

13 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, en particulier p. 100-143. Dans un groupe de transformation, au sens de C. Lévi-Strauss, les permutations sont « solidaires les unes des autres et peuvent être représentées dans un tableau où chaque trait binaire reçoit une valeur opposée » (Patrice Maniglier, Le vocabulaire de Claude Lévi-Strauss, Paris, Ellipses, 2002, p. 55-56).

14 Dans le cas des structures de la marchandise, une formalisation en termes mathématiques, utilisant le langage de la théorie des catégories, a été réalisée par Guillaume Couffignal dans l'annexe à L. Boltanski et A. Esquerre, Enrichissement…, op. cit., p. 503-538.

15 La forme collection repose sur un jeu de différences. Il s'ensuit qu'une collection réussie n'est pas constituée par une accumulation de choses mais par le fait qu'elle est supposée totaliser toutes les différences jugées pertinentes, s'agissant d'un certain domaine d'objets, à l'intérieur d'un cercle de collectionneurs. Dans cette logique sérielle, la quête des collectionneurs est stimulée, y compris dans ses dimensions économiques, par la nécessité de combler des manques de façon à réaliser une collection « complète » – une tâche qui se révèle dans la plupart des cas irréalisable.

16 La critique de l'hypothèse d'homogénéité des produits, qui est l'un des postulats sur lesquels repose la théorie néoclassique, est le point de départ des analyses d'Edward Chamberlin. Celles-ci visent à réduire l'opposition entre théorie de la concurrence et théorie du monopole, en montrant que la plupart des échanges présentent des combinaisons diverses entre des forces qui vont les unes dans un sens concurrentiel, les autres dans un sens monopolistique. Cela conduit E. Chamberlin à explorer une nouvelle approche de l’échange marchand qu'il désigne par le terme de « concurrence monopolistique » : Edward Hastings Chamberlin, La théorie de la concurrence monopolistique. Une nouvelle orientation de la théorie de la valeur, trad. par G. Trancard, Paris, Puf, [1933] 1953.

17 F. Braudel, Civilisation matérielle…, op. cit., vol. 2, p. 183 sq. : « De toute évidence, la marchandise, pour se déplacer, doit augmenter de prix au cours de son voyage. C'est ce que j'appellerai la plus-value marchande. Est-ce une loi sans exception ? Oui, ou à peu près. » Dans les analyses de F. Braudel, l'idée de plus-value marchande s'ajoute, sans s'y opposer, à celle, marxiste, de plus-value tirée du travail pour expliquer la formation du profit. Arnaud Esquerre et moi avons, dans Enrichissement…, op. cit., p. 384-402, largement tiré parti de l'hypothèse braudélienne d'une « plus-value marchande » associée à un déplacement. Nous avons envisagé la possibilité d'un déplacement non seulement de la marchandise, mais aussi des acheteurs potentiels, de façon à inclure le tourisme, dont l'importance économique ne cesse d'augmenter et qui joue un rôle important dans une économie de l'enrichissement. Nous avons par ailleurs introduit la possibilité d'un déplacement de la marchandise qui, sans prendre une forme géographique, est réalisé en déplaçant une chose depuis une forme de mise en valeur, où son prix est bas, vers une autre, où son prix est plus élevé (par exemple, vers la forme collection, dans le cas d'un objet standard usagé, proposé à bas prix sur le marché de l'occasion).

18 Karl Marx, Le capital, trad. par J. Roy, Paris, Gallimard, [1867] 2008, liv. 1, chap. 1. Le capital a pour point de départ une analytique de la marchandise et de sa circulation par l'intermédiaire de l’échange, qui précède nécessairement la critique de l'exploitation du travail humain.

19 Jean-Yves Grenier, L’économie d'Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l'incertitude, Paris, Albin Michel, 1996 ; Alain Guerreau, « Avant le marché, les marchés : en Europe, xiiie-xviiie siècle », Annales HSS, 56-6, 2001, p. 1129-1175.

20 Voir en particulier, parmi une littérature très abondante, Patrick Verley, L’échelle du monde. Essai sur l'industrialisation de l'Occident, Paris, Gallimard, 1997, et, pour une analyse détaillée des techniques sur lesquelles a reposé la standardisation à ses débuts, David Hounshell, From the American System to Mass Production, 1800-1932, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1984.

21 Robert Brenner, The Economics of Global Turbulence: The Advanced Capitalist Economies from Long Boom to Long Downturn, 1945-2005, Londres, Verso, 2006.

22 Wolfgang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, trad. par F. Joly, Paris, Gallimard, [2012] 2014, p. 47-77, interprète ces mouvements en termes de « crise de légitimation » ayant marqué « la fin de l'apaisement social de l'après-guerre ».

23 En France, l'emploi industriel a atteint un pic en 1974 avec plus de 5 900 000 salariés. Au début des années 2010, il a perdu un peu plus de 40 % de ses effectifs. Dans le même temps, ce que les statisticiens, en utilisant une définition plus large, appellent la « sphère productive » est passé de 48 % à 35 % des emplois. Voir Lilas Demmou, « La désindustrialisation en France », document de travail, Direction générale du Trésor, no 2010/01, juin 2010 ; Vincent Hecquet, « Emploi et territoires de 1975 à 2009. Tertiarisation et rétrécissement de la sphère productive », Économie et statistique, 462-463, 2013, p. 25-68.

24 La France demeure la première destination mondiale avec, en nombre d'arrivées, 85 millions de touristes étrangers en 2015. Le tourisme représentait 7,4 % du Pib de la France en 2013, selon la veille info tourisme du ministère de l'Artisanat, du Commerce et du Tourisme (www.veilleinfotourisme.fr/).

25 Le secteur du luxe a connu en Europe une croissance particulièrement élevée, surtout à l'exportation, depuis le début des années 2000. La France, en tête de ce secteur, détient 11,2 % du marché mondial des biens haut de gamme, avec un taux de croissance annuel de 9,8 %. Sur 270 marques de prestige recensées dans le monde, 130 sont françaises : Benjamin Leperchey, « Le Comité stratégique de filière (Csf) des industries de la mode et du luxe », Annales des Mines. Réalités industrielles, 4, 2013, p. 14-19.

26 Edward A. Wrigley, Continuity, Chance and Change: The Character of the Industrial Revolution in England, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Id., Energy and the English Industrial Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.

27 La référence à la nécessité constitue un trait fréquent des narrations qui s'efforcent d'associer approches philosophiques et données historiques au sein de « grands récits », et ce jusqu’à Jean-Paul Sartre quand il croit reconnaître dans la « lutte acharnée contre la rareté  » la « structure originelle » au fondement de l'« histoire humaine » : Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. 1, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, [1960] 1974, p. 200 sq.

28 Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l'expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996.

29 Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, en particulier p. 39-82.

30 La recherche de correspondances entre catégories linguistiques et traits culturels, ainsi que l'idée selon laquelle les catégories linguistiques, du fait de leur inscription dans le registre de la culture, seraient susceptibles de s'interposer entre les acteurs sociaux et leur expérience du monde – particulièrement dans le cas de la perception – ont accompagné le développement des courants dits humboldtiens d'analyse culturelle (en référence à Wilhelm von Humboldt, dont les conceptions linguistiques sont d'inspiration kantienne). Elles ont culminé avec l’« hypothèse Sapir-Whorf » qui, radicalisée par Benjamin Lee Whorf plutôt que par Edward Sapir, conduit à supposer que les catégories de la langue parlée préforment l'expérience : Benjamin L. Whorf, Selected Writtings, éd. par J. B. Carroll et al., Boston, The Mit Press, 1956. Cette hypothèse a été largement mise en question à partir des années 1970, particulièrement dans le cas, très étudié, de la perception des couleurs : Eleanor Rosch, « Linguistic Relativity », in P. N. Johnson-Laird et P. C. Wason (dir.), Thinking: Readings in Cognitive Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, p. 483-500. Pour une discussion qui, tout en s'inscrivant plutôt dans le fil de la linguistique humboldtienne, rompt avec ses expressions schématiques, voir Émile Benveniste, « Structure de la langue et structure de la société » [1968], Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, t. 2, p. 91-102.

31 Sur la distinction entre réalité et monde, voir L. Boltanski, De la critique…, op. cit., p. 93-98. Pour un exemple de mise au travail de cette distinction dans le but d’éclairer les notions d’énigme et d'enquête, voir Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d'enquêtes, Paris, Gallimard, 2012, p. 17-70.

32 Émile Durkheim, Pragmatisme et sociologie, Paris, Vrin, 2001, p. 86 : « ce qui caractérise l'empirisme radical, c'est l'unicité absolue du plan d'existence. Il se refuse à admettre qu'il y ait deux mondes, le monde de l'expérience et le monde de la réalité. » Cité par David Lapoujade, William James, empirisme et pragmatisme, Paris, Puf, 1997, p. 27.

33 C'est ce qui distingue le locuteur parlant « couramment » une langue – qu'il s'agisse de sa langue dite « maternelle » ou d'une seconde langue – de l'apprenti qui s'efforce de s'exprimer correctement en appliquant des règles qui lui ont été préalablement enseignées, c'est-à-dire en utilisant le langage comme s'il pouvait être, en quelque sorte, détaché de la situation dans laquelle il en est fait usage. Or l'un des apports de la pragmatique linguistique a été précisément de mettre en lumière tout ce que la formulation et la compréhension des énoncés doivent à la « situation de discours », et de montrer par là « combien le sens est sous-déterminé par le matériel linguistique mis en œuvre » ; voir Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer (dir.), Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. du Seuil, 1995, en particulier p. 111 sq. et 631 sq. On le perçoit particulièrement bien quand on interroge la relation entre les significations explicites et les significations implicites, par exemple dans le cas de l'ironie ; voir Alain Berrendonner, Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Éd. de Minuit, 1982.

34 Une idée qui, sous différentes formulations plus ou moins pamphlétaires, parcourt de bout en bout L'idéologie allemande, contre les jeunes hégéliens de gauche : Karl Marx et Friedrich Engels, L'idéologie allemande. Critique de la philosophie allemande la plus récente dans la personne de ses représentants, Feuerbach, B. Bauer et Stirner, et du socialisme allemand dans celle de ses différents prophètes, trad. par H. Auger et al., Paris, Éd. sociales, 1968 (écrit en 1845-1846, publié pour la première fois en 1932).

35 Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique. Précédé de trois études d'ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972 ; Id., Le sens pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1980.

36 John Dewey, Logique, la théorie de l'enquête, Paris, Puf, [1938] 1967. J. Dewey définit l'enquête comme un mouvement de l'expérience ordinaire quand elle se heurte à une situation dont le caractère indéterminé introduit un doute et une inquiétude. La sortie d'une telle situation suppose la transformation, par l'intermédiaire d'une observation et d'une sélection des traits qui importent, de l'inquiétude en problème. Cette transmutation rend à nouveau possible l'action dont le déploiement, en transformant la situation initiale, constitue le principal instrument, à la fois cognitif et pratique, de résolution du problème identifié et de sortie de l’état d'inquiétude qui a déclenché l'enquête.

37 Dans une large mesure, le discours sur la « globalisation », né à l'articulation entre macro-économie et sciences politiques ou géopolitiques – des disciplines encore largement ancrées dans le positivisme –, a été le principal dispositif ayant favorisé le retour des grands récits dans des sciences sociales qui, à l’écoute de la phénoménologie et du pragmatisme, s’étaient de plus en plus tournées, depuis les années 1980, vers les dimensions langagières des activités humaines et vers la micro-analyse de situations. En histoire, un mouvement similaire a accompagné le passage de la micro-histoire à l’« histoire globale » – des thèmes que nous cherchons à développer dans un travail en cours.

38 Sur la conception des institutions à laquelle il est fait référence ici, voir John R. Searle, La construction de la réalité sociale, trad. par C. Tiercelin, Paris, Gallimard, [1995] 1998, et pour une approche sociologique compatible avec les idées de J. Searle, voir L. Boltanski, De la critique…, op. cit., p. 83-128. À la différence des êtres humains qui, parce qu'ils ont un corps et qu'ils sont donc situés, ne peuvent que proposer des « points de vue » sur le monde, les institutions, précisément parce qu'elles sont des êtres sans corps, peuvent avoir la prétention de dire ce qu'il en est de ce qui est en général et pour tous. Mais, démunies de corps, elles ne peuvent le faire que par l'entremise d'un porte-parole ; cela déplace l'incertitude concernant les états du monde que les institutions ont à charge de résorber sur la question de savoir si le porte-parole, sous l'apparence de dire la volonté de l'institution, et donc la volonté de tous, ne fait pas qu'exprimer un point de vue personnel en fonction de la position qu'il occupe et de ses intérêts propres.

39 Arnaud Esquerre et moi avons, il y a quelques années, développé ces idées dans un petit livre d'intervention destiné à faire partager notre inquiétude face à la montée de l'extrême-droite et à ce qui lui faisait écho jusque dans le monde intellectuel. Or ce phénomène, qui touche la plupart des pays d'Europe, n'a fait que s'amplifier depuis. Voir Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Vers l'extrême. Extension des domaines de la droite, Bellevaux, Éd. Dehors, 2014.

40 Jonathan I. Israel, Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité, 1650-1750, trad. par P. Hugues, C. Nordmann et J. Rosanvallon, Paris, Éd. Amsterdam, [2001] 2005. L’œuvre de J. Israel donne lieu à de nombreux débats et à des commentaires qui se distribuent entre l'enthousiasme et la critique : d'une part, le fait de mettre l'accent sur le rôle des idées dans les mouvements révolutionnaires au détriment des facteurs structuraux ; d'autre part, le fait de considérer l’émergence des Lumières à l’échelle européenne dès la seconde moitié du xviie siècle, depuis le radicalisme philosophique et, particulièrement, depuis le spinozisme ; enfin, le fait de tracer une frontière trop tranchée entre des Lumières dites « modérées » et des Lumières jugées « radicales » au sens où elles auraient poussé à la limite des conceptions matérialistes, démocratiques et égalitaires de la politique et de la vie en société. Voir Antoine Lilti, « Comment écrit-on l'histoire intellectuelle des Lumières ? Spinozisme, radicalisme et philosophie », Annales HSS, 64-1, 2009, p. 171-206. Il est certes indiscutable que l’œuvre de J. Israel soit discutable, comme c'est le cas de toute œuvre ambitieuse, mais il faut lui reconnaître – comme le fait A. Lilti dans son article pourtant critique – d'avoir, par le truchement d'un « grand récit », contribué à « repenser la charge subversive des Lumières » – ce qui est loin d’être négligeable – dans une Europe toujours aux prises avec les religions, l'autoritarisme et la légitimation des inégalités.

41 La capacité à se déplacer entre une pluralité de perspectives est la condition de possibilité de ce que Michel Foucault appelle l’« attitude critique », en tant que posture de résistance face à une volonté de « gouvernementalisation ». Il faut en effet prendre appui sur une autre perspective, c'est-à-dire sur une extériorité, serait-elle imaginée, pour poser une « question qui serait : ‘comment ne pas être gouverné comme cela, par ceux-là, au nom de ces principes-ci, en vue de tels objectifs et par le moyen de tels procédés, pas comme ça, pas pour ça, pas par eux ?’ » (Michel Foucault, Qu'est-ce que la critique ? Suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, 2015, p. 37). Or comme le dit plus loin M. Foucault, ce mouvement, qui s'enracine dans la critique d'un « magistère ecclésiastique » se réclamant de l’Écriture, se développe jusqu’à « ce qu'on arrive à la question très simple : ‘l’Écriture est-elle vraie ?’ » (p. 38). Une question qui est celle de « la certitude face à l'autorité », associée par M. Foucault à la figure de Pierre Bayle, un acteur central du « grand récit, autour de la diffusion du spinozisme », tel que le trace J. Israel.

42 Il faut comprendre ici le mot « style » au sens technique que lui a récemment donné Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016.