Article original
Le concept d’injustice épistémique en psychiatrie : quels apports, de la clinique à la classification des troubles mentaux ?Epistemic injustice: Which impact in psychiatry, from clinical practice to mental disorders classification?

https://doi.org/10.1016/j.amp.2020.12.023Get rights and content

Résumé

Objectifs

Le concept d’injustice épistémique s’intéresse à la manière dont la capacité d’un sujet à produire du savoir peut être déniée ou minorée. Nous nous proposons ici d’étudier son intérêt en psychiatrie, de la pratique clinique à la nosographie.

Matériels et méthodes

Après avoir défini les principales injustices épistémiques, nous étudions leur application à la relation médecin-malade. Nous cherchons enfin à comprendre quel pourrait être l’apport de ce concept dans la clinique psychiatrique mais aussi dans la classification des troubles mentaux.

Résultats

Les patients souffrant de troubles mentaux sont particulièrement vulnérables aux injustices épistémiques. Des facteurs prédisposants peuvent être identifiés, certains communs à tous les troubles psychiatriques, d’autres spécifiques à chaque pathologie. Les classifications en psychiatrie reflètent aussi l’existence d’un déséquilibre épistémique entre usagers et communauté scientifique. L’inclusion des usagers dans l’élaboration de la nosographie est de plus en plus consensuelle, car elle pourrait permettre d’améliorer leur validité, avec un impact sur la pratique clinique, sur les questions de stigmatisation ou encore le financement de la recherche.

Conclusion

La notion d’injustice épistémique pourrait constituer un cadre conceptuel pour mettre en évidence les situations dans lesquels le discours du patient n’est pas suffisamment pris en compte alors qu’il constitue un savoir pertinent. Il nous semble donc utile dans une approche intégrative visant à mieux articuler savoirs médical et expérientiel, sous réserve du développement d’outils pour mieux recueillir ce savoir expérientiel.

Abstract

Objectives

The concept of epistemic injustice was developed in 2007 by Miranda Fricker. It designates a specific category of prejudices, where the subject's capacity to produce knowledge is denied or undermined. Several authors have applied this concept to the field of health and argue that people with a medical condition are more vulnerable to epistemic injustices than healthy people. In psychiatry, some authors believe that patients are even more vulnerable to such injustices in clinical practice than patients of other specialties. Some others identify certain forms of epistemic injustice in the classifications of mental disorders, and postulate that it could lead to epistemic losses in classifications, diagnoses and care. In France, this concept is relatively unexplored in psychiatry. The aim of this paper is to identify and summarize the potential contributions of the concept in psychiatry, from the clinical practices to the definition of mental disorders.

Materials and methods

First, we will define the main types of epistemic injustice described by Fricker. We will then see how these injustices can occur in the field of health. Finally, we will study why patients with a mental disorder are particularly affected by these injustices, the potential impact on psychiatric nosography and the ways to address these epistemic injustices.

Results

There are two types of epistemic injustice. In testimonial injustices, a person's speech is unwittingly considered to be of little or no credibility by his interlocutor, because of negative prejudices against him or his community. Hermeneutic injustice occurs when a person fails to convey their experience, due to a lack of hermeneutical resources to interpret and communicate it. In healthcare, the credibility of the patient's testimony can be diminished by several factors and general prejudices. Additionally, there is a lack of interpretive resources to understand and share many aspects of the experience of illness. In addition to this, the epistemic privilege accorded to healthcare professionals, particularly physicians, leads to accentuating the epistemic imbalance. The type of doctor-patient relationship, and its evolution, also impact the respective epistemic positions. In psychiatry, patients are seen as more vulnerable to epistemic injustices. Crichton thus identifies three common factors to all mental disorders, including a general prejudice of irrationality and unreliability. In addition, each pathology has specific factors exposing patients to a weakening of their epistemic capacity. To correct these injustices, several tools have been proposed, such as including the study of epistemic injustice in physician's training or using a phenomenological toolbox. Anke Bueter also suggested the existence of a specific form of testimonial injustice in psychiatric classifications, known as “pre-emptive”, which excludes the possibility for ill people and their relatives to testify. However, taking these testimonies into account could act as a corrective mean in the construction of nosography. This nosography is indeed based, in psychiatry, on value judgments, due to the lack of objective data. Several authors, including Bueter, therefore call for a better integration of users in the revisions of classifications, to improve their validity. This could have implications for the clinic, research and its funding, and other issues such as stigmatization. However, how exactly the users’ point of view could be integrated still needs to be defined. Several proposals have been found in the literature.

Conclusion

We consider that the concept of epistemic injustice is a useful tool towards a better articulation between experiential and medical knowledges. In clinical practice, if the clinician is trained in this concept, he will be able to identify situations at risk of epistemic injustice, attempt to neutralize this imbalance and thus carry out a more exhaustive clinical examination and more appropriate care for the patient. Regarding nosography, strengthening the epistemic position of users and integrating their knowledge could improve the validity of classifications. The question of the validity of psychiatric nosography is a problem that the scientific community has faced for a long time, and it therefore seems interesting to continue this reflection through the concept of Fricker. In both cases, it is necessary to continue developing tools to better define, analyze and integrate this experiential knowledge.

Introduction

En 2004, c’est un Spitzer lapidaire qui répond à un article étudiant la participation de patients à la révision du DSM : « Cher lecteur, c’est un non-sens politiquement correct » [19]. Pourtant, la prise en compte de l’avis des patients fait l’objet de nombreuses réflexions, comme en témoignent la promotion d’une médecine « centrée sur le patient », l’émergence des « patients-experts » ou le rôle croissant des associations d’usagers dans la réflexion médicale [16]. Cette évolution répond à une demande de l’époque, certes, mais aussi à un paradigme émergent chez les professionnels de santé : les patients et leurs proches peuvent nous aider à améliorer nos connaissances et nos pratiques [20]. Mais il est compliqué d’identifier ce savoir expérientiel, d’y accéder et de l’articuler avec les connaissances médicales. En ce sens, le concept d’injustice épistémique pourrait apporter une clé de compréhension utile. Il désigne une classe spécifique de préjudices, dans laquelle la capacité d’une personne à se positionner comme sujet épistémique, c’est-à-dire producteur d’un savoir, est involontairement déniée ou minorée. Autrement dit, il explore la capacité des personnes à produire un savoir, et la capacité de son interlocuteur à le prendre en compte. Quels pourraient être alors les apports du concept d’injustice épistémique dans la clinique psychiatrique et dans la classification des troubles mentaux ? Dans un premier temps, nous définirons les injustices épistémiques, puis nous étudierons l’application de ce concept à la santé. Enfin, nous nous intéresserons plus spécifiquement à son intérêt en psychiatrie.

Section snippets

Injustices épistémiques : quelques définitions

Le concept d’injustice épistémique a été développé par la philosophe anglaise Miranda Fricker en 2007. Il s’agissait de désigner une classe spécifique de préjudices, dans laquelle la capacité d’une personne à se positionner comme producteur d’un savoir est déniée ou minorée. Ces injustices concernent donc « nos pratiques quotidiennes les plus élémentaires : transmettre le savoir aux autres en leur parlant, et donner du sens à nos propres expériences sociales » [11]. Le développement de cette

Injustices épistémiques en santé

Nous étudierons ici les injustices épistémiques qu’on peut retrouver en santé, en tentant d’en comprendre les facteurs favorisants. Précisons deux points : nous évoquerons ici la position épistémique des patients uniquement dans le domaine médical. Deuxièmement, insistons sur l’absence de caractère universel de ces injustices : il n’est pas question d’affirmer que les pratiques de santé sont intrinsèquement injustes d’un point de vue épistémique, mais de dégager certaines variables qui peuvent

Les patients en psychiatrie, une population à risque d’injustice épistémique

Nous avons souligné que les injustices testimoniales reposent sur l’existence de préjugés négatifs, et les injustices herméneutiques sur un manque de ressources interprétatives permettant de restituer l’expérience du sujet. Il semblerait que la population prise en charge en psychiatrie soit plus vulnérable aux injustices épistémiques [10]. Les préjugés négatifs sur les troubles psychiatriques sont généralement plus répandus et plus ancrés que ceux portant sur les autres pathologies. En effet,

Conclusion

Le concept d’injustice épistémique a été développé dans le cadre de l’étude des inégalités, et est aujourd’hui utilisé dans la lutte contre ces inégalités. Appliqué à la psychiatrie, il permet de mettre en exergue la vulnérabilité épistémique des personnes souffrant d’un trouble psychique. À travers ce travail, nous suggérons que ce concept peut aussi être un outil vers une approche intégrative, articulant les savoirs expérientiels des usagers avec le savoir médical. Plus précisément, il permet

Déclaration de liens d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.

Références (23)

  • K. Newbigging et al.

    Epistemic struggles: the role of advocacy in promoting epistemic justice and rights in mental health

    Soc Sci Med 1982

    (2018)
  • AISLF

    Injustices épistémiques : comment les comprendre, comment les réduire ? Colloque intercongrès du Groupe de travail 21 – Diversité des savoirs

    (2019)
  • F. Askévis-Leherpeux et al.

    Synthèse et traduction des articles relatifs au changement de nom et/ou de concept. Document de travail

    (2020)
  • C. Blease et al.

    Epistemic injustice in healthcare encounters: evidence from chronic fatigue syndrome

    J Med Ethics

    (2017)
  • C. Boorse

    On the distinction between disease and illness

    Philos Public Aff

    (1975)
  • A. Bueter

    Epistemic Injustice and Psychiatric Classification Philos Sci

    (2019)
  • E.A. Byrne

    Striking the balance with epistemic injustice in healthcare: the case of chronic fatigue syndrome/myalgic encephalomyelitis

    Med Health Care Philos

    (2020)
  • H. Carel

    Phenomenology as a resource for patients

    J Med Philos

    (2012)
  • H. Carel et al.

    Epistemic injustice in healthcare: a philosophial analysis

    Med Health Care Philos

    (2014)
  • A. Chevance et al.

    Controversy and debate series on core outcome sets. Paper 1: improving the generalizability and credibility of core outcome sets (COS) by a large and international participation of diverse stakeholders

    J Clin Epidemiol

    (2020)
  • P. Crichton et al.

    Epistemic injustice in psychiatry

    BJ Psych Bull

    (2017)
  • Cited by (1)

    View full text