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Introduction

L’intégration des personnes et des groupes à la société, notamment des populations vulnérables, a toujours été au coeur du service social; toutefois, avec la montée des figures de l’exclusion cette préoccupation prend une couleur particulière. En effet, depuis le milieu des années 1970 de nouveaux segments de la population se sont retrouvés en situation de vulnérabilité à la suite des mutations sociales provoquées par la restructuration de l’État-providence, par la transformation du marché du travail et par la métamorphose de la famille (Goyette, 2004). Ainsi, des populations qui, habituellement, n’avaient pas recours aux services sociaux se sont retrouvées au coeur des préoccupations du service social et des politiques publiques (Autès, 1999). Dans un tel contexte, la notion d’intégration a perdu de son sens pour faire place à la notion d’insertion, entendue dans le sens de « régulation fonctionnelle » des « inutiles au monde » (Castel, 1995).

Si les jeunes sont particulièrement touchés par cette réalité de l’insertion, en raison de leur vulnérabilité aux répercussions négatives des transformations du marché du travail, notamment parce qu’ils sont les premiers affectés par la précarité et la flexibilité des emplois (Fournier et Monette, 2000), ils le sont également sous d’autres aspects. En effet, l’insertion des jeunes est multidimensionnelle et comporte à la fois des dimensions relationnelles, politiques et symboliques (De Gaulejac et Taboada Léonetti, 1994; René et al., 2001). Donc, s’intéresser à l’insertion veut dire examiner les différentes sphères de vie (famille, couple, résidence, loisirs, rapport au pairs, etc.) (Bidart, 2002; Coles, 1996; Galland, 1991). Dans la continuité des travaux de Galland, pour Coles (1996) trois transitions marquent le passage de la vie d’adolescent à celle d’adulte autonome : l’école vers le travail, la famille d’origine vers une nouvelle famille et la résidence familiale vers un logement indépendant. Des travaux récents montrent que ces trois trajectoires se réalisent de plus en plus tardivement dans la vie et que certaines trajectoires se font en yo-yo, avec des avancées et des reculs, plutôt que d’une façon linéaire (Charbonneau, 2004). Plusieurs jeunes habitent plus longtemps chez leurs parents, notamment lorsqu’ils sont aux études (Maunaye et Molgat, 2003).

Bien que l’intégration des jeunes en général se soit complexifiée à plusieurs égards, dans le cas des jeunes qui entrent dans la vie adulte après un passage plus ou moins prolongé dans un milieu substitut[1], elle paraît encore plus difficile. Une fois adultes, plusieurs se retrouvent dans une situation de dépendance à l’égard des services publics (ACJQ, 2002). Leurs besoins particuliers sont soulignés dans le rapport Cloutier (Groupe de travail sur la politique de placement en milieu familial, 2000, p. 53-55). Les auteurs de ce rapport recommandent d’ailleurs de « mettre en branle un processus de formation pratique en vue de la vie autonome […] de chaque jeune de 16 ans et plus placé à moyen et long terme [afin de] favoriser la réussite de la transition vers l’âge adulte ». Également, l’Association des centres jeunesse du Québec, dans un rapport déposé à l’automne 2002, met en relief l’importance de développer des interventions visant la qualification des jeunes des centres jeunesse de façon à contrer le recours aux ressources de l’assistance sociale à leur sortie du milieu substitut (ACJQ, 2002). Dans le même sens, le Conseil permanent de la jeunesse (CPJ, 2004a, 2004b) recommande différentes mesures visant la préparation à la vie autonome de ces jeunes, notamment des interventions visant l’autonomie des jeunes, le maintien du soutien à la sortie du milieu substitut et la mise sur pied de mesures d’hébergement mixte.

S’appuyant sur une recension des écrits sur la situation des jeunes qui quittent un milieu substitut et sur les programmes d’intervention visant l’autonomie fonctionnelle (independent living programs)[2], cet article propose de repenser la manière d’envisager les interventions axées sur la transition vers l’autonomie des jeunes en position de vulnérabilité. Après avoir cerné la problématique de la transition de ces jeunes vers l’autonomie, le texte aborde les pratiques leur étant destinées et se termine par quelques réflexions sur la portée et les limites de ces pratiques. En conclusion, il est suggéré de considérer les pratiques visant la préparation à la vie autonome et l’insertion socioprofessionnelle comme étant au coeur des stratégies de soutien des jeunes qui quittent un milieu de placement.

Une problématisation des difficultés d’insertion des jeunes en milieu substitut

L’insertion socioprofessionnelle est un processus long et complexe, dont les différentes trajectoires se diversifient selon trois types de variables qu’il n’est pas facile de hiérarchiser : les caractéristiques individuelles (sexe, âge, nationalité, origine sociale, statut professionnel des parents, événements marquants vécus dans l’enfance, modèles familiaux et projets parentaux, appartenance à des réseaux, attitudes et stratégies d’insertion), la préparation à l’insertion (spécialité, diplôme, parcours, orientation) et les facteurs structurels propres au contexte d’insertion (politiques des entreprises, contexte socioéconomique local, réseaux d’accès à l’emploi, organismes d’intervention en insertion auprès de la jeunesse).

Les jeunes qui forment la clientèle des centres jeunesse constituent un groupe particulièrement vulnérable aux difficultés d’insertion socioprofessionnelle. En plus des barrières structurelles rencontrées par l’ensemble des jeunes, pour la clientèle des centres jeunesse, l’insertion paraît encore plus difficile en raison de ses difficultés psychosociales (Bouchard et al., 1996; Comité aviseur de Solidarité jeunesse, 2002; Nadeau, 2000), de son manque de préparation à la vie autonome et de l’absence de soutien. À la majorité, ces jeunes se retrouvent souvent seuls pour faire face à leurs difficultés (Mech, 2000; Nollan, 2000; Nollan et Downs, 2001). Au Québec, un nombre élevé de jeunes nouveaux demandeurs à l’aide sociale ont connu des placements dans des milieux substituts durant leur enfance (Ducharme et Fonseca, 2002; Lemieux et Lanctôt, 1995; Panet-Raymond et al., 2003).

Comme le mentionne le conseil de recherche sur les enfants placés dans le système de protection juvénile des États-Unis : « Adolescents who pass through the child welfare system are at high risk of educational failure, unemployment, emotional disturbance and other negative outcomes » (National Research Council, 1993, p. 4, dans Mech, 2001, p. 27). Ainsi, pour la plupart des jeunes placés en milieu substitut, la « fin » de la prise en charge par le centre jeunesse signifie un passage brutal à la vie autonome auquel ils sont peu préparés (Biehal et Wade, 1996). Ils sont contraints de vivre ce passage avec, d’un côté, un héritage de difficultés économiques, sociales et psychologiques et, de l’autre, une absence de soutien adéquat.

Les difficultés des jeunes en milieu substitut

Plusieurs difficultés ont été relevées chez des jeunes adultes ayant effectué un séjour prolongé dans une ressource d’hébergement : plus haut taux d’arrestation et d’incarcération, diplomation plus faible, plus d’instabilité conjugale et de divorce (Bussey et al., 2000); itinérance (Biehal et al., 1994; Hahn, 1994; Iglehart, 1995); problèmes de santé physique et mentale, abus de drogue, chômage (Bussey et al., 2000).

Cette situation s’explique facilement si l’on considère que les jeunes qui sont hébergés en milieu substitut ont en moyenne deux ans de retard dans leur cheminement scolaire (ACJQ, 2002) marqué par plusieurs ruptures (Milne, 2002). En outre, ils ont généralement vécu des problèmes familiaux importants (Mech, 1994). Pour Milne (2002) et Mallon (1998), chez ces jeunes les sentiments de confiance et de sécurité laissent place à la peur et à l’anxiété face à la transition vers la vie adulte.

Maluccio et al. (1990) distinguent trois profils de jeunes : 1) les adolescents placés précocement, mais dont le placement a été stable, 2) les adolescents placés précocement, mais dont l’histoire est marquée par de nombreuses ruptures et de la discontinuité, et 3) les adolescents dont le premier placement a eu lieu au cours de l’adolescence. Pour ces derniers, la réinsertion sociale pose généralement moins de difficultés majeures. Mais, pour les deux autres groupes, le changement s’avère souvent difficile, puisqu’il signifie en fait quitter la seule famille stable connue par le jeune (Maluccio et al., 1990; Nadeau, 2000).

Au-delà des facteurs de risque associés à la relation avec la ressource d’accueil, certaines recherches avancent que le haut taux de roulement des intervenants dans le système de protection et le manque de continuité entre, d’une part, les acteurs internes du milieu substitut et, d’autre part, les intervenants des centres jeunesse et les organisations du milieu nuisent au lien de confiance entre le jeune et son intervenant et favorisent l’échec des efforts de réadaptation (English et al., 1994; Rutter, 2000).

Pour Milne (2002), l’absence de lien contribue à réduire les modèles positifs de ces jeunes, ce qui nuit au développement des habiletés de vie (life skills) requises pour qu’ils soient pleinement intégrés, à savoir : 1) les habiletés tangibles (hard skills), qui renvoient à des aspects de la gestion de la vie quotidienne (faire l’épicerie, rédiger un curriculum vitae et autres), et 2) les habiletés intangibles (soft skills), qui sont liées à la communication et à l’expression des émotions (Maluccio et al., 1990).

Un soutien inadéquat à l’insertion

Les difficultés d’insertion des jeunes doivent être analysées sous l’angle du soutien matériel à l’insertion. Pour Milne (2002), un soutien financier inadéquat au moment de la transition vers l’autonomie peut représenter à long terme un coût élevé pour l’entourage et pour l’État. Par exemple, Biehal et al. (1994) mentionnent que la gentrification des grandes zones urbaines diminue l’accessibilité aux loyers abordables, rendant les jeunes qui sont sans soutien financier particulièrement à risque de se retrouver dans des réseaux marginaux, ce qui d’un point de vue normatif peut bloquer leur insertion. D’autant plus que les restrictions apportées dans plusieurs régimes d’assistance publique exacerbent les difficultés à se trouver un logement convenable (Biehal et al., 1994; Goyette, 2003; Milne, 2002; René et al., 2001). La précarité financière des jeunes en milieu substitut est clairement démontrée dans l’étude de Meech et Fung (1998, cité dans Mech, 2000); parmi des jeunes ayant quitté leur placement à 18 ans, seulement un sur dix avait atteint l’autonomie financière à l’âge de 21 ans, et moins de 20 % pouvaient vivre sans soutien.

Bien qu’il soit reconnu que les jeunes placés en milieu substitut éprouvent des difficultés d’insertion, au Québec peu d’organismes ont relevé le défi d’une intervention soutenant leur insertion socioprofessionnelle et, lorsque des programmes ont été mis en oeuvre, ceux-ci visaient surtout l’insertion en emploi, au détriment d’une vision multidimensionnelle de l’insertion (Goyette, 2003). Cette situation est préoccupante si l’on considère que, selon l’Association des centres jeunesse du Québec, environ 5000 jeunes qui reçoivent des services des centres jeunesse au Québec passent annuellement « à la vie autonome » (ACJQ, 2002, p. 17). Certaines pratiques appliquées ailleurs offrent toutefois des enseignements intéressants sur les mécanismes à développer pour favoriser l’insertion socioprofessionnelle.

Les pratiques visant l’autonomie fonctionnelle des jeunes vulnérables

Dans les années 1980, aux États-Unis, on a assisté à un développement important de programmes de préparation à la vie autonome (independent living) (Iglehart, 1995; Mech et Rycraft, 1995; Mech, 1994). Ce développement s’est accentué avec l’adoption du Chafee Foster Care Act de 1999, lequel oblige chaque État à mettre en oeuvre des programmes multidimensionnels de qualification et de préparation à la vie autonome (Dale, 2000; Mech, 2000; Nollan, 2000).

Il est possible de regrouper schématiquement les interventions recensées autour de deux cas de figure. Le premier correspond aux pratiques qui visent spécifiquement l’augmentation de l’autosuffisance financière. Le second rejoint les pratiques plus globales qui visent la croissance de l’autonomie tout en privilégiant l’autosuffisance financière. La construction de ces cas de figure s’appuie sur la distinction faite par Singly (2000) entre indépendance et autonomie. Pour Singly (2000, p. 12-13), l’indépendance renvoie à l’autosuffisance financière, la personne disposant « de ressources propres qui la rendent indépendante », tandis que l’autonomie « est, quant à elle, la capacité d’un individu de se donner lui-même sa propre loi », des règles de conduite. On peut donc « disposer d’une certaine autonomie sans être indépendant » et vice versa.

Des pratiques visant l’indépendance

Les pratiques visant l’indépendance sont organisées autour du développement des habiletés et des aptitudes à se trouver un emploi. On vise ainsi à ce que le jeune devienne autosuffisant financièrement. Une illustration de ce type de programmes est le Way to Work Program, institué au Children’s Village (de New York) en 1984, qui a été implanté dans plusieurs régions des États-Unis. Ce programme vise l’employabilité de jeunes qui sont placés dans des structures résidentielles parce qu’ils sont à risque de difficultés d’adaptation sociale et de criminalité (Baker et al., 2001; Dale, 2000). L’âge moyen à l’entrée est de 14 ans et l’âge de sortie du programme varie entre 19 et 21 ans, l’intervention étant généralement de cinq années (Dale, 2000, p. 189). Le Way to Work Program comprend plusieurs composantes : développement général des habiletés sociales, prévention du décrochage, préparation à la vie autonome, programme de suivi et monitorat. L’objectif ultime est l’autosuffisance par le travail et la réduction de la criminalité (Baker et al., 2001; Dale, 2000). Les activités sont axées sur l’apprentissage de l’éthique du travail, sur le développement des habiletés de travail, de même que sur l’encouragement à rester à l’école, à économiser et à faire des plans pour l’avenir (Baker et al., 2001).

Baker et al. (2001) ont évalué ce programme. Ils ont suivi dix cohortes de jeunes ayant terminé le programme (155 jeunes au total) en parallèle avec un groupe de comparaison de 76 jeunes en six cohortes. Les résultats montrent que la participation au programme est associée au parachèvement des études. Toutefois, les jeunes qui ont eu une expérience de placement ont mis plus de temps à terminer leurs études. Ensuite, il appert que le programme fournit des opportunités d’emploi. Enfin, la participation au programme pendant plus de 2,5 années diminue les probabilités d’avoir un dossier criminel. Pour les auteurs, la présence d’un adulte stable dans la vie d’un jeune, même au-delà de la période de participation au programme, constitue un soutien important (Dale, 2000).

Bach et al. (2001) ont évalué un programme du même type, le Preparation of Youth for Employment (PYE), qui vise « l’autosuffisance économique des jeunes qui quittent un milieu substitut » en aidant au développement d’habiletés et d’attitudes adaptées à la disponibilité des emplois sur le marché local. Les résultats indiquent que le programme permet aux jeunes de planifier mentalement les tâches à réaliser, de mieux communiquer dans un contexte professionnel, de comprendre des problèmes complexes et des systèmes de travail techniques, de contribuer au succès des pairs, de prendre le temps de réfléchir à la qualité du travail et de moins désorganiser le climat de travail.

Rodriguez et al. (2001) ont évalué le Job Development Initiative (JDI). Ce programme offre aux jeunes qui maintiennent un parcours scolaire des activités visant l’insertion en emploi. Il comporte des cours visant le développement des habiletés d’emploi, un service de placement dans des emplois d’été, de rencontres de développement de carrière et une supervision en emploi. Un sondage réalisé auprès des travailleurs sociaux de jeunes ayant participé au projet a montré que le programme augmentait les compétences de travail; les participants ont eu moins de difficultés à travailler avec les autres, ils ont été davantage en mesure de composer avec des situations de travail imprévues et interagissaient avec plus de tact.

Des interventions plus globales qui visent l’indépendance et l’autonomie

Le deuxième cas de figure de pratiques est constitué des interventions qui visent le développement des habiletés de la vie quotidienne, les habiletés tangibles. On dépasse donc ici l’employabilité pour s’intéresser aux habiletés dont le jeune aura besoin lorsqu’il aura quitté le milieu substitut. Une illustration de ce type de pratiques est la stratégie globale du Casey Family Program, fondation vouée au développement d’interventions pour les familles et les jeunes démunis aux États-Unis. Cette stratégie vise à améliorer l’autonomie fonctionnelle des jeunes qui quittent un milieu substitut (Morin, 2003). Elle comporte quatre modalités d’intervention : 1) l’évaluation systématique des habiletés des jeunes; 2) le développement des habiletés de la vie autonome; 3) l’implication des intervenants en tant que mentors et 4) l’établissement de liens avec la communauté (Nollan, 2000).

Bien que cette stratégie d’intervention n’ait pas été évaluée en tant que telle, plusieurs outils d’intervention l’ont été (Nollan 2000; Nollan et al., 2001). En outre, plusieurs programmes s’en inspirent en mettant l’accent sur l’autonomie autant que sur l’indépendance (Biehal et al., 1996; Mallon, 1998; Milne, 2002). Par exemple, Choca et al. (2001) ont évalué une adaptation du Casey Family Program. Les principales composantes de cette adaptation sont l’éducation (soutien à l’acquisition de connaissances de base pour l’atteinte de l’autosuffisance), le développement de compétences de travail (employabilité) et le développement des habiletés de vie (à partir d’une évaluation des jeunes en utilisant le ACLSA). Une évaluation prétest – post-test (avec un an entre les prises de mesure) montre un résultat significatif dans les domaines de la gestion financière, de la communication, des capacités à résoudre des problèmes et à prendre des décisions et de l’employabilité.

Le Supervised Independent Living (SIL) est un autre exemple de programme plus global. Il « offre aux adolescents la possibilité d’apprendre les habiletés de vie » essentielles aux « défis des exigences de la vie quotidienne indépendante ». En complément, un volet visant la scolarisation et l’employabilité est également proposé aux jeunes. Les résultats d’un sondage téléphonique réalisé trois mois et douze mois après la fin de l’intervention auprès des jeunes, du gestionnaire de cas, des enseignants, des employeurs et d’autres personnes significatives pour le jeune montrent qu’après trois mois 87 % des jeunes ont un toit, 29 % sont dans un processus scolaire, 55 % ont un emploi à temps partiel ou à temps plein et 95 % « un style de vie légal ». Après 12 mois, 90 % des jeunes ont un toit, 19 % sont dans un processus scolaire, 77 % ont un emploi à temps partiel ou à temps plein et 87 % « un style de vie légal » (Hoge et Idalski, 2001).

L’objectif d’autosuffisance dans les pratiques adaptatives et correctrices

Il est difficile de comparer les programmes de préparation à la vie autonome entre eux quant à leurs interventions et à leurs effets; ces programmes ont néanmoins deux points en commun : 1) des actions qui s’adressent principalement aux facteurs individuels de l’insertion socioprofessionnelle et 2) un objectif axé sur l’atteinte de l’autosuffisance (self-sufficiency) du jeune, laquelle est limitée le plus souvent à l’aspect économique. Ainsi, la plupart des interventions misent sur l’adaptation des jeunes aux exigences contemporaines du marché du travail et de la société, dans la continuité d’une éthique traditionnelle du travail développée dans les sociétés modernes occidentales. Une telle position concourt à une absence de prise en compte des facteurs structuraux qui bloquent l’autonomie financière, induisant plutôt une individualisation blâmante des problèmes d’insertion. Ainsi, alors que la recherche relève un large éventail de facteurs qui font obstacle à l’insertion socioprofessionnelle, la plupart des interventions visant la préparation à la vie autonome sont centrées sur les facteurs de risque individuels (Propp et al., 2003). Or, les habiletés informelles ou intangibles qui sont composées des habiletés sociales permettant une mise en relation du jeune avec son environnement sont souvent négligées (English et al., 1994). Pourtant, cette mise en relation est au coeur du processus d’insertion socioprofessionnelle dans la mesure où, pour recevoir du soutien de son entourage lors de l’insertion, il faut être en mesure de solliciter de l’aide auprès de ce dernier, ce qui présume que cet entourage existe, se maintienne, se développe (Charbonneau, 2003; Lévesque, 2000). S’il est difficile d’évaluer les habiletés intangibles des jeunes qui quittent un milieu substitut et leur capacité à entrer en relation, il semble également qu’il soit plus difficile de développer ces habiletés (Propp et al., 2003). Ainsi, il est aisé d’enseigner la bonne manière de remplir un curriculum vitae, mais il est plus difficile, par exemple, d’amener à décoder les comportements informels d’un employeur au cours d’une entrevue. Un défi des interventions pour favoriser l’autonomie fonctionnelle du jeune est donc de trouver un équilibre entre les habiletés tangibles et intangibles, même si l’évaluation de ces habiletés informelles représente une difficulté majeure.

Dans cette perspective, pour Mech (2000) les interventions de préparation à la vie autonome ne sont généralement pas suffisamment ancrées dans la quotidienneté des jeunes pour que ceux-ci puissent généraliser les apprentissages lors de leur sortie. Collins (2001) milite ainsi pour l’instauration de formules d’alternance travail-études comme valeur ajoutée à une intervention qui vise à renforcer les relations sociales des jeunes. La formation en emploi doit être plus intensive et donnée par des personnes venant du monde de l’entreprise (Mech, 2000), surtout lorsqu’on constate que plusieurs jeunes ont connu de nombreuses ruptures avec le monde de la scolarisation. Dans cette optique, il est difficile d’envisager une issue économique positive pour les jeunes dans des programmes de préparation à la vie autonome sans lien avec le monde du travail (Mech, 2000).

Que ce soit dans la sphère de l’emploi, du logement ou de la famille, la question des relations sociales est étroitement liée à celle de l’insertion dans la mesure où les relations sociales doivent préexister à une insertion. Ainsi, pour Castel (2003, p. 46), « outre les différences de capacités propres aux individus sur le plan psychologique, dont on peut faire l’hypothèse qu’elles se répartissent d’une manière aléatoire, [la réussite dans un contexte d’individualisation des trajectoires et d’incertitude] dépend fondamentalement des ressources objectives que ces individus peuvent mobiliser et des supports sur lesquels ils peuvent s’appuyer pour assumer les situations nouvelles ».

Dans cet esprit, certaines recherches considèrent que le soutien social et les relations sociales intangibles sont incontournables et essentielles à la transition des jeunes dans la mesure où les risques d’isolement social sont importants; plusieurs jeunes sont déconnectés de plusieurs appuis lorsqu’ils quittent le milieu substitut et ils sont mal préparés à établir de nouvelles relations (Bath, 1990; Nadeau, 2000; Nollan, 2000; Propp et al., 2003). Or, si cette question des relations sociales est au coeur des préoccupations des recherches, peu s’y sont intéressés de manière approfondie (Propp et al., 2003). Ainsi, si le réseau social d’un jeune peut le soutenir dans la transition, il peut aussi bloquer l’insertion ou pire, d’un point de vue normatif, faciliter sa désaffiliation.

Le peu d’importance accordé au réseau social du jeune n’est pas étranger à l’objectif d’autosuffisance visé par les programmes. La conception habituelle du passage à la vie adulte repose sur une vision normative du développement d’un individu dans lequel l’autonomie financière occupe une place prépondérante comme résultat à atteindre (Propp, 2003; Singly, 2000; Smith, 2001). Même si dans la majorité des programmes visant à soutenir les jeunes en difficulté à leur sortie d’un milieu substitut, on prône l’autosuffisance, plusieurs auteurs (Collins, 2001; Maluccio et al., 1990; Propp et al., 2003) soulignent qu’il y a un non-sens à parler d’indépendance complète. En fait, cette situation relève d’un mythe qui fait obstacle à la remise en question du problème de la dépendance (Smith, 2001). Castel (2003) croit avec justesse qu’une société composée d’individus parfaitement indépendants ne serait pas une société, mais un « état sans loi, sans droit, sans constitution politique et sans institutions sociales ». Le lien social étant une composante inextricable du rapport humain, le jeune en transition est toujours en quelque sorte dépendant de son entourage (Godbout et Charbonneau, 1996) – comme l’entourage à son endroit –, ce qui ne signifie pas pour autant l’absence d’autonomie (Singly, 2000).

De l’indépendance à l’interdépendance

Pour Maluccio et al. (1990), mettre l’accent sur l’indépendance des adolescents peut avoir des conséquences négatives, par exemple favoriser le développement d’attentes irréalistes, injustes, inappropriées chez les adolescents, les parents d’accueil, les intervenants sociaux et le système de services en général. Pour cette raison, Maluccio , (1990) proposent de passer du registre de l’indépendance à celui de l’interdépendance. Le concept d’interdependent living est basé sur l’affirmation que les êtres humains sont interdépendants, c’est-à-dire capables de se relier et de fonctionner avec les autres, d’utiliser l’influence et les ressources communautaires. Être interdépendant signifie pouvoir gérer les tâches de la vie quotidienne et avoir une qualité de vie productive par des interactions positives et appropriées avec des individus, des groupes, des organisations et des systèmes sociaux. Cela signifie que l’on reconnaît les valeurs de la mutualité et de l’autodétermination et que l’on peut assumer la responsabilité de ses choix individuels et leurs conséquences (Maluccio et al., 1990). Ce concept permet de mettre l’accent sur le but premier de la pratique du système de protection, qui est d’aider les jeunes en milieu substitut à établir et à maintenir les relations essentielles pour satisfaire leurs besoins en tant qu’êtres humains. Enfin, cette conception conduit à déplacer la responsabilité qui était mise sur le jeune vers la communauté et à privilégier une vision multidimensionnelle de l’intervention (Maluccio et al., 1990). Ce concept permet également de restituer un certain pouvoir d’acteur au jeune pour qu’il passe d’un statut d’objet d’intervention à un statut de sujet compétent et capable d’utiliser les opportunités, les marges de manoeuvre et les ressources de son environnement (Collins, 2001; Maluccio et al., 1990). C’est l’atteinte de l’interdépendance qui conduit à l’autonomie. L’insertion réelle est, dans cet esprit, liée au relationnel, au lien social.

L’omniprésence du discours sur l’autosuffisance et l’indépendance a une influence notable sur les recherches portant sur la situation des jeunes en milieu substitut et, plus spécifiquement, sur l’évaluation des programmes de préparation à la vie autonome. L’adoption d’une perspective d’interdépendance conduit à sortir d’une vision du soutien social psychologisante et individualisant. Il s’agit alors d’appréhender les interactions du jeune avec sa famille biologique et le milieu de vie substitut, mais aussi d’appréhender comment les organismes communautaires et les institutions contribuent à la transition. Enfin, il faut envisager la participation sociale plus large du jeune dans la communauté ainsi que les enjeux de pouvoir, notamment en redonnant la parole aux jeunes relativement à leur expérience de préparation à la vie interdépendante et de transition.

Conclusion

Les études portant sur la transition vers l’indépendance des jeunes qui ont connu un placement mettent l’accent sur les nombreuses difficultés d’insertion relationnelle de ces jeunes. Par ailleurs, les interventions sont la plupart du temps centrées sur des objectifs d’indépendance, d’autosuffisance. Dans cette optique, les indicateurs de succès cernent l’évolution de compétences individuelles, le leitmotiv étant l’atteinte d’une indépendance par rapport aux mesures étatiques de soutien à l’âge adulte.

Si plusieurs évaluations ont déjà démontré la pertinence de certaines interventions visant la préparation à la vie autonome dans la mesure où elles permettent de confronter le jeune à certains enjeux de sa sortie du milieu substitut, nous soulevons le paradoxe des programmes d’intervention visant l’indépendance des jeunes en difficulté dans le contexte général d’une complexification du processus d’insertion sociale et professionnelle. Ainsi, il est nécessaire de revoir notre façon d’appréhender la transition des jeunes en difficulté pour envisager comment ils parviennent à l’interdépendance et non à l’indépendance ou à l’autosuffisance. Ce repositionnement nous amène à poser un regard sur la participation sociale des jeunes et sur le rôle des réseaux sociaux de soutien dans l’insertion des jeunes.

La sortie des jeunes en difficulté d’un milieu substitut pour entrer dans la vie adulte est un domaine de recherche et d’intervention peu développé au Québec. Il y a fort à faire pour combler les nombreux besoins des jeunes en situation de transition vers l’autonomie et l’interdépendance (Pauzé et al., 2004). Si certaines modalités d’intervention sont déjà explorées (Goyette, 2003; Goyette et al., 2005), il y a lieu d’envisager un changement de paradigme dans l’intervention jeunesse. Il faudrait maintenant construire l’intervention autour d’un paradigme qui envisage le développement du jeune dès son arrivée dans le système. Dans ce cadre, l’enjeu de la transition est incontournable.