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Depuis sa « petite éthique » contenue dans Soi-même comme un autre (1990), Paul Ricoeur explore le filon éthique que ses recherches phénoménologiques et herméneutiques avaient jusque-là laissé de côté. Après avoir publié Le Juste 1, aux Éditions Esprit en 1995, il fait paraître, sous le titre Le Juste 2, la suite de ses réflexions sur l’éthique. Le second ouvrage, un recueil de 15 textes de provenances diverses (articles, conférences, préfaces, etc.), est divisé en trois sections : la section « Études » rassemble les textes se situant au niveau de la théorie philosophique ; celle intitulée « Lectures » regroupe des préfaces et des comptes rendus de lectures ; et, enfin, la section « Exercices » propose des essais d’application de l’éthique à des cas concrets.

Les « études » sont au nombre de cinq. Les quatre premières ont une unité certaine en ce qu’elles traitent toutes, quoique sous un angle différent, de l’élucidation de la nature du phénomène éthique. De la morale à l’éthique et aux éthiques constitue, selon P. Ricoeur, « un complément et un correctif » (p. 8) à la « petite éthique » de Soi-même comme un autre. De ce fait, elle acquiert un niveau théorique d’une envergure supérieure aux autres, qui viennent ensuite s’y greffer. L’auteur s’attarde dans cette étude à reformuler l’articulation des différents moments composant les deux axes, téléologique et déontologique, de son éthique. Il fait alors de la déontologie, c’est-à-dire du lieu où se croisent à la fois la normativité, comprise comme les principes du permis et du défendu, et la relation subjective qui lie le sujet aux normes, le « noyau dur » de toute l’entreprise éthique : « au carrefour du soi qui se pose et de la règle qui s’impose, écrit P. Ricoeur, [se trouve] l’autonomie thématisée par la philosophie pratique de Kant » (p. 9). C’est à partir de ce point focal que doivent par la suite être pensées, en amont, l’éthique fondamentale qui s’enracine dans le souhait, formulé dans Soi-même comme un autre, de « vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes » et, en aval, les éthiques appliquées qui, dans le cadre de jugements en situation s’inscrivant dans le tragique de l’action, tentent de dire et de faire le juste.

Mais là n’est pas la seule rectification qu’apporte P. Ricoeur à la « petite éthique ». En effet, il développe dans ce même article les potentialités d’un lien théorique, présent mais peu exploité dans Soi-même comme un autre, entre la phénoménologie de l’expérience morale et son fondement anthropologique essentiel, l’imputabilité. L’imputabilité, qui consiste en « l’aptitude à nous reconnaître comme comptable (racine putare ) de nos propres actes à titre de leur auteur véritable », devrait s’ajouter aux capacités de ce que P. Ricoeur appelle l’« homme-capable », c’est-à-dire à la reconstitution herméneutique d’un sujet à situer entre un sujet métaphysique et un sujet éclaté. Du coup, P. Ricoeur fait le pont entre sa pensée éthique et ses développements antérieurs de Temps et récit sur l’identité narrative.

C’est donc à cette reformulation que les études Justice et vérité, Autonomie et vulnérabilité et Le paradoxe de l’autorité viennent se greffer. La première vient situer le juste comme le point culminant du ternaire de l’axe horizontal (soi — proches — autres) à chacun des niveaux de l’axe vertical des prédicats à assigner à l’action (« bon » = moment téléologique, « obligatoire » = moment déontologique et « convenable » = moment prudentiel). La perspective du tiers, c’est-à-dire de l’universalité des points de vue, étant celle où apparaît le juste, il est permis de voir ici encore un rapprochement de P. Ricoeur vers la pensée de Kant.

Dans la deuxième, P. Ricoeur développe plus en détails le lien entre imputabilité et expérience morale. Il ressort d’emblée encore une fois la référence à Kant qui, avec le jugement synthétique a priori fondant l’idée d’autonomie, fait le lien entre la règle et le soi (Kant, écrit P. Ricoeur, « à lui seul définit le niveau moral de l’action » – p. 26). Il n’empêche que le lien entre le soi et la règle est de toute évidence plus obscur chez Kant, qui se borne à le définir comme un « fait de la raison » devant inspirer le respect. Cette lacune, qui met en évidence la vulnérabilité du sujet et par suite l’autonomie à la fois comme présupposé et comme tâche, pousse P. Ricoeur à regarder du côté de ce qui fait autorité sur le sujet qui agit, plus précisément sur sa capacité à soumettre son action aux exigences d’un ordre symbolique : « Je vois dans cette capacité, écrit-il, la condition existentielle, empirique, historique (ou comme on voudra dire) de lier un Soi à une norme, ce qui […] est signifié par l’idée d’autonomie » (p. 98). Cette dernière exigence, notons-le, reporte cette fois P. Ricoeur de Kant vers Hegel et sa conception de la vie éthique ( Sittlichkeit ).

La troisième étude, enfin, scrute la problématique de l’autorité du point de vue politique, c’est-à-dire non pas la reconnaissance de la validité d’une obligation morale, mais plutôt la reconnaissance de la validité d’un commandement, d’un pouvoir au sens politique. Là se trouve précisément le paradoxe : « l’autorité d’un ordre symbolique n’est opérante que si elle est reconnue » ; en d’autres termes : il n’y a autorité que s’il y a supériorité d’un ordre symbolique qui commande et exige d’être obéi, mais cette autorité n’est effective que si la validité du commandement est reconnue par ceux qui doivent y obéir. La réflexion de P. Ricoeur côtoie ici celle d’Hannah Arendt sur la fondation et elle entre en discussion avec des interlocuteurs contemporains comme John Rawls et Claude Lefort.

Quant à l’étude intitulée Le paradigme de la traduction, dont la cohérence avec les autres études paraît moins forte, P. Ricoeur s’y emploie à démontrer la valeur paradigmatique d’une activité, la traduction, qui se révèle, en cela qu’elle recherche la fidélité au sens, comme une herméneutique en acte, comme une volonté de jeter des ponts afin de vaincre la mécompréhension des autres et de soi-même : « la traduction, écrit P. Ricoeur, est de bout en bout le remède à la pluralité en régime de dispersion et de confusion » (p. 37).

Dans la section « Lectures », P. Ricoeur préface et rend compte de cinq ouvrages : Principes du droit d’Otfried Höffe, Économie et société de Max Weber (uniquement les chapitre 1 et 5), Les Promesses du monde de Pierre Bouretz, Le Gardien des promesses d’Antoine Garapon et Sources du moi de Charles Taylor. Ne souhaitant pas nous engager dans un commentaire de commentaire, nous soulignerons simplement que ces textes concernent les conditions de possibilité théoriques et pratiques du juste.

Enfin, la section « Exercices », qui comporte encore cinq textes, permet à P. Ricoeur de mettre à l’oeuvre ce qu’il considère être le point culminant de la justice, à savoir le jugement en situation, plus particulièrement dans les cas où le tragique de l’action rend impraticable la stricte application de normes et impose par suite de puiser dans les ressources de sens qui gisent dans la visée téléologique initiale de « vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes ».

Dans La différence entre le normal et le pathologique comme source de respect, P. Ricoeur se base sur la pensée de Georges Canguilhem pour faire remarquer qu’au niveau biologique déjà, le pathologique peut être compris de deux manières : il peut, de façon négative et c’est ordinairement le cas, être conçu comme un manque par rapport à une normalité ; mais il peut également être conçu, de façon positive cette fois, comme « une organisation autre, qui a ses lois propres », comme « une structure autre du rapport entre le vivant et son milieu » (p. 219). Au niveau social ensuite, P. Ricoeur fait observer comment l’on considère normale la « conduite capable de satisfaire aux critères sociaux du vivre ensemble », la société repoussant et excluant ce qui lui rappelle sa propre fragilité ; il rejoint ici les analyses de Michel Foucault sur la folie et la prison. Enfin, sur un plan existentiel, les deux niveaux précédents d’exclusion produisent chez le malade une atteinte à sa propre estime de soi laquelle, souligne P. Ricoeur, ne consiste pas uniquement en une réflexivité du malade avec lui-même, mais aussi en une demande de reconnaissance par les autres qui précisément lui est niée à cause de son écart avec la normalité. P. Ricoeur milite en faveur d’une appréhension du pathologique comme une dimension autre mais non inférieure par rapport à la normalité, à la santé : « la maladie, écrit-il, est autre chose qu’un défaut, un manque, bref une quantité négative. C’est une autre manière d’être-au-monde. C’est en ce sens que le patient a une dignité, objet de respect » (p. 226).

Dans Les trois niveaux du jugement médical, P. Ricoeur utilise à rebours les trois niveaux hiérarchiques des prédicats moraux de Soi-même comme un autre, à savoir le bon, l’obligatoire et le convenable (ici dans l’ordre ascendant) afin de structurer une réflexion sur la bioéthique au sens thérapeutique (clinique). C’est au niveau prudentiel, dans le pacte de confiance qui s’établit dans chaque cas singulier entre le patient et le médecin, que surgissent les premiers préceptes de la bioéthique. Cependant, ceux-ci doivent s’élever au niveau déontologique afin de s’universaliser en normes, de faire le lien avec les autres normes gouvernant le corps médical à l’intérieur d’un corps politique donné et de servir de base d’arbitrage lors des conflits. Enfin, c’est au niveau téléologique, dans la dimension réflexive sous-jacente aux deux niveaux précédents, que l’on trouve les sources de légitimation : « c’est sous le couvert des « non-dits des codes », écrit P. Ricoeur, que les intérêts ultimes de la bioéthique et du droit de la vie et des vivants s’avancent masqués, tantôt au service des personnes, tantôt à celui de la société ». Dans La prise de décision dans l’acte médical et dans l’acte judiciaire, P. Ricoeur applique la même grille d’analyse que dans le cas précédent afin de mettre en lumière le parallélisme du médical et du judiciaire qui, suggère-t-il, tendent à se rejoindre « dans quelque chose comme une thérapeutique des corps et du corps social » (p. 47).

Dans Justice et vengeance, P. Ricoeur étudie la résurgence de la vengeance dans l’exercice de la justice. La justice institutionnalisée, en tant qu’elle établit un tiers entre l’offenseur et sa victime, est précisément ce qui tente de séparer la justice de la vengeance, opérant en cela un déplacement de la violence du privé vers le public, laquelle violence doit, par le procès, être transformée en discours argumenté soumis à l’interprétation. Malgré cela persiste la violence à l’origine et à la fin du processus ; à l’origine parce que l’État détient le monopole de la violence légitime et à la fin parce que la sentence exerce un pouvoir sur la liberté de l’offenseur, ajoutant en cela une souffrance à la souffrance initiale : « l’imposition d’une sentence pénale, écrit P. Ricoeur, consiste en une sorte de violence légale qui réplique, au terme d’un processus entier, à la violence primaire de laquelle tout État de droit procède dans des temps plus ou moins éloignés » (p. 264). C’est pourquoi la réinsertion du criminel doit en permanence constituer l’horizon de l’exercice de la justice.

Enfin, L’universel et l’historique examine, dans l’ensemble du processus éthique, ce qui relève de l’universel et ce qui relève de l’historique, c’est-à-dire de ce qui est lié à un contexte donné. Au terme de l’analyse, P. Ricoeur refuse l’opposition scolaire entre les deux termes, alléguant qu’ils appartiennent à deux niveaux différents, à deux moments distincts de l’éthique : si la déontologie, c’est-à-dire le « noyau dur » de l’entreprise disait P. Ricoeur dans la première étude, relève par définition de l’universel, la visée téléologique ainsi que la sagesse pratique sont toutes deux ancrées dans une réalité historique, la seconde devant en outre puiser dans les ressources de la première pour trouver une issue aux conflits créés par la rigidité de la norme : « le tragique de l’action est le lieu même où l’universel et l’historique se recoupent et se recroisent », et ce, dans une dialectique « qui confère au Juste son dynamisme fondamental » (p. 51).

En épilogue au Juste 2 se trouve la retranscription de la citation à témoin de P. Ricoeur devant la Cour de Justice de la République, le 19 février 1999, pendant laquelle, à la demande de l’ancienne ministre française Georgina Dufoix inculpée dans l’affaire du sang contaminé sur des chefs d’« homicide involontaire et d’atteinte involontaire à l’intégrité physique sur la personne des victimes », il fut invité à donner son avis sur l’expression « Responsable mais pas coupable ». Dans cette intervention, remarquable exemple de l’implication du philosophe dans la cité, il présente une réflexion sur le politique où il tente de définir la responsabilité des politiques en mettant en lumière la sphère politique dans son ensemble comme une dimension où la responsabilité individuelle ne peut être établie sur la même base que dans le droit pénal en général. P. Ricoeur dénonce ce qu’il considère être une « dérive grave du droit privé et public, tendant à substituer le risque à la faute, faute qui peut être technique, professionnelle, etc., sans être délictueuse ou criminelle » (p. 291). Juger les politiques selon une dynamique du « tout-pénal » nie la spécificité du politique et conduit par suite à une appréhension erronée de la « malgouvernance », ce qui, insiste P. Ricoeur, n’est pas sans risques : « Le risque, avec le « tout-pénal », est que le politique, soumis à une sorte d’intimidation, soit livré à un processus rampant de victimisation » (p. 291). L’auteur plaide en outre pour la création d’une instance qui permettrait à la société civile de demander des comptes au politique (et aux politiques). Une telle « cour civique » aurait ainsi pour tâche de remettre de l’avant les valeurs héritées des Lumières : « la publicité contre l’opacité, la célérité contre l’atermoiement, mais peut-être plus encore la prospective contre l’enlisement dans un passé qui ne veut pas passer » (p. 296).

Cet épilogue sur le politique ne constitue aucunement un aparté. La réflexion de P. Ricoeur sur le juste, qui constitue l’itinéraire du Juste 2, est en effet politique de bout en bout. L’épilogue illustre plutôt à quel point le politique, non seulement n’est pas un domaine séparé du domaine éthique, mais en est plutôt le centre nerveux. C’est peut-être pourquoi la sagesse de P. Ricoeur s’y exprime avec le plus de vigueur.