1L’expression « théorie de l’esprit » réfère à la capacité d’attribuer des états mentaux tels que des intentions, des connaissances, ou encore des croyances, à soi-même ainsi qu’à d’autres individus. C’est une aptitude que nous, humains, mettons à profit chaque fois que nous tentons de donner un sens aux comportements de nos congénères, ou que l’on cherche à les prédire : « Pourquoi mentionne-t-elle cela ? Où veut-elle en venir ? », « Il semble en savoir plus que moi sur le sujet… », « S’ils croient que le réchauffement climatique est une fable, ils voteront sans doute pour X », etc. Posséder une théorie de l’esprit serait donc très utile à la vie en société. Si bien que l’on peut se demander s’il s’agit là d’une caractéristique propre à notre espèce, ou si elle se retrouve au contraire chez d’autres animaux sociaux, notamment les primates non humains (ci-après «primates»).
2Les recherches réalisées auprès de ces proches parents sont susceptibles de fournir des indications sur l’évolution de la cognition sociale. Elles intéressent ainsi de nombreuses disciplines, telles que l’anthropologie, la philosophie, la psychologie ou encore les neurosciences. Les troubles du spectre de l’autisme se caractérisant, entre autres, par une faible aptitude à estimer les états mentaux des autres, l’étude des origines évolutives de la théorie de l’esprit pourrait notamment conduire à une meilleure compréhension de ces perturbations psychologiques.
3La question de l’existence d’une théorie de l’esprit chez les primates, et plus particulièrement les chimpanzés (Pan troglodytes), l’une des deux espèces les plus proches de la nôtre avec le bonobo (Pan paniscus), a été posée il y a près de 40 ans par Premack et Woodruff (1978). Depuis, de nombreuses études ont été menées pour tenter d’y répondre. Des controverses ont rapidement vu le jour, mais, à la fin des années 1990, la plupart des chercheurs s’entendaient pour dire que les primates ne semblaient pas posséder de théorie de l’esprit (voir les revues de Cheney et Seyfarth, 1990 et de Tomasello et Call, 1997). Les choses ont toutefois changé au tournant des années 2000 avec l’étude de Hare et al. (2000, que nous verrons plus loin), qui suggérait que les chimpanzés ont une certaine capacité à se représenter la perspective visuelle d’un congénère. Cette étude a ravivé le débat, incitant les chercheurs à repenser certaines de leurs conclusions, et a ouvert la voie à une nouvelle vague d’investigations expérimentales.
4Nous nous intéresserons à ces études pour tenter de circonscrire les compétences des primates en matière de théorie de l’esprit. Nous commencerons par définir plus précisément cette dernière, et par prendre la mesure des difficultés inhérentes à ce domaine de recherche, avant de rendre compte de l’état actuel des connaissances.
5Étant donné le nombre important d’études sur le sujet, cet article n’a cependant pas la prétention d’en faire un recensement exhaustif (les lecteurs qui souhaiteraient obtenir d’autres références sont invités à consulter les revues de la littérature suivantes : Call et Tomasello, 2008 ; Rosati et al., 2010 ; Call et Santos, 2012 ; Whiten, 2013 ; Meunier, 2017 ; voir également Cheney et Seyfarth, 2007 ; Sterck et Begeer, 2010 ; van der Vaart et Hemelrijk, 2014 ; de Waal, 2016 ; Fischer, 2017).
6Un individu possède une théorie de l’esprit lorsqu’il est en mesure d’attribuer des états mentaux à d’autres, et de comprendre que ces derniers peuvent différer des siens. Ainsi, comme l’ont souligné Premack et Woodruff (1978), une théorie de l’esprit est effectivement une théorie, car contrairement aux comportements, les états mentaux ne sont pas observables, ils ne peuvent qu’être inférés.
7La théorie de l’esprit est fréquemment divisée en trois composantes, selon le type d’état mental. On distingue ainsi la compréhension (i) des buts et des intentions, (ii) des perceptions et des connaissances, et (iii) des croyances (cf. Call et Tomasello, 2008 ; Rosati et al., 2010 ; Fischer, 2017). C’est cette catégorisation que nous reprendrons ici, en présentant succinctement les principales études, leurs protocoles, les conclusions tirées par leurs auteurs et les réserves qu’elles ont suscitées.
8La question de l’existence d’une théorie de l’esprit chez les primates a surtout été étudiée auprès de grands singes, particulièrement des chimpanzés, dont certains avaient grandi au contact de l’humain (p. ex. Povinelli et Eddy, 1996 ; Buttelmann et al., 2007 ; Call et Tomasello, 1999). La recherche se concentrant sur une poignée d’espèces, il est malheureusement difficile de dresser un portrait global des compétences des primates en matière d’attribution d’états mentaux.
9D’autre part, les données sont presque exclusivement expérimentales et la majorité des études sont conduites en laboratoire, autrement dit dans un environnement artificiel. Néanmoins, quelques chercheurs étudient la cognition sociale des primates dans leur milieu naturel. C’est le cas par exemple de Cheney et Seyfarth, qui ont recours à des expériences de rediffusion de vocalisations pour sonder les capacités cognitives de babouins chacma (Papio hamadryas ursinus) vivant en liberté dans le delta de l’Okavango, au Botswana. D’autres encore, comme Santos, effectuent leurs recherches auprès de populations de singes en semi-liberté, en l’occurrence celle de macaques rhésus (Macaca mulatta) sur l’île de Cayo Santiago (Porto Rico). La mise en relation de données issues de différents types d’études, réalisées dans différents milieux, est d’ailleurs essentielle pour circonscrire les compétences des primates. Chaque approche ayant ses avantages et ses inconvénients, leur combinaison permet en effet une appréciation plus juste de ces aptitudes.
10Bien que dans les années 1990 plusieurs études aient rapporté des résultats indiquant que les primates ne posséderaient pas de théorie de l’esprit, certaines anecdotes, des observations en milieu naturel de ce qui semblait bien être des cas de duperie, laissaient pourtant penser que les primates devaient être capables d’attribuer certains états mentaux à leurs congénères (Whiten et Byrne, 1988). L’une des anecdotes les plus connues provient de Kummer (rapportée par Whiten et Byrne, 1988). Ce dernier a vu une femelle hamadryas (Papio hamadryas) approcher très lentement un mâle subordonné assis derrière un rocher, puis se mettre à le toiletter. En raison de sa position, ce mâle ne pouvait pas être vu du chef du harem. Kummer en est ainsi venu à supposer que le comportement risqué de cette femelle pourrait être attribuable à sa compréhension de la perspective visuelle du chef du harem.
11Des anecdotes de ce type peuvent faire l’objet de plusieurs interprétations et ne constituent donc pas des preuves de la compréhension d’états mentaux — ce que n’ont d’ailleurs pas manqué de rappeler plusieurs chercheurs dans leurs commentaires à l’article de Whiten et Byrne (1988). En effet, dans le cas de l’anecdote de Kummer, le comportement de la femelle pourrait, par exemple, être dû au fait que celle-ci préfère toiletter d’autres individus, notamment des mâles subordonnés, à proximité de barrières physiques telles que des rochers, indépendamment de toute considération de la perspective visuelle du chef de harem (voir Karin-D’Arcy et Povinelli, 2002, pour une hypothèse de ce type au regard des résultats rapportés par Hare et al., 2000). Elles ont néanmoins le mérite d’avoir engendré des débats, favorisant ainsi le développement de nouvelles méthodes pour tenter de cerner plus précisément les compétences cognitives des primates.
12Déterminer si un animal est capable d’appréhender des états mentaux n’est pas une tâche facile. Lorsque l’animal échoue à un test censé mettre en évidence sa capacité à comprendre des états mentaux, il est difficile de savoir si l’on doit en conclure qu’il ne possède pas cette capacité, ou si le test n’est pas adapté à l’espèce en question et entrave de ce fait la mise en évidence de ses compétences potentielles (faux négatif). En revanche, lorsqu’il effectue la tâche avec succès, la difficulté est alors de déterminer s’il possède effectivement une composante de la théorie de l’esprit ou s’il a simplement eu recours à des règles comportementales (apprises ou innées) et donc agi à partir de comportements observables plutôt que d’états mentaux non observables (faux positif).
13Les règles comportementales résultent en général de la simple association de deux éléments et reposeraient donc sur des mécanismes cognitifs moins élaborés que ceux qui sous-tendent la représentation d’états mentaux. Or le canon de Morgan, un principe de parcimonie, invite les chercheurs à ne pas invoquer des mécanismes cognitifs complexes lorsque des mécanismes cognitifs plus simples peuvent tout aussi bien rendre compte des comportements en question. Povinelli et Vonk (2003, p. 159) donnent un exemple de raisonnement que pourrait avoir un primate, exemple qui permet d’illustrer la différence entre une réaction basée uniquement sur des règles comportementales (behavior-reading, première partie de la citation) et une réaction qui s’appuie aussi sur la compréhension d’états mentaux (mindreading, toute la citation) : « Don’t go after the food if that dominant has oriented towards it < because he has seen it and therefore knows where it is > » (pour plus de précisions sur les règles comportementales voir notamment : Heyes, 1998, 2014 ; Povinelli et Vonk, 2004).
14Bien que les chercheurs tentent de pallier ce problème en multipliant les conditions de contrôle, en cherchant à créer des situations expérimentales dans lesquelles le sujet, pour réussir, peut difficilement se contenter d’appliquer des règles comportementales, il n’est pas possible, à ce jour, de rejeter définitivement cette hypothèse alternative. De sorte que les résultats de plusieurs études ont fait l’objet d’interprétations discordantes. Nous aurons l’occasion d’aborder quelques cas dans ce qui suit (voir notamment Lurz, 2009, 2011 ; Lurz et Krachun, 2011 ; van der Vaart et Hemelrijk, 2014 ; Meunier, 2017, pour une discussion plus approfondie des débats entourant la recherche sur la théorie de l’esprit chez les primates).
15Différents types d’expériences permettent d’évaluer la capacité des primates à attribuer à d’autres des buts et des intentions : (i) celles qui recourent au paradigme du choix d’objet, (ii) celles qui comparent les réactions aux comportements intentionnels et à ceux qui sont involontaires, (iii) celles qui s’appuient sur le paradigme d’apport d’aide (instrumental helping), ou encore (iv) celles qui portent sur l’apprentissage social. Chacun de ces types d’études sera abordé afin de mettre en évidence leurs contributions respectives.
16Plusieurs chercheurs ont eu recours au paradigme du choix d’objet pour déterminer si les primates sont capables d’exploiter des signaux de diverses natures et donc de comprendre l’intention de communiquer sous-jacente (Anderson et al., 1995 ; Bräuer et al., 2006 ; Call et al., 2000 ; Hare et Tomasello, 2004 ; Hauser et al., 2007 ; Herrmann et al., 2006 ; Herrmann et al., 2007; Schmitt et al., 2012 ; voir aussi les revues de Call et Tomasello, 2008 ; Hare et Tomasello, 2005 ; Rosati et al., 2010 ; Mulcahy et Hedge, 2012). Dans ce type d’expérience, le sujet est face à plusieurs contenants identiques (gobelets, boîtes, etc.) dont il sait que l’un d’eux, sans savoir précisément lequel, puisqu’ils sont opaques, contient une récompense (un morceau de nourriture). L’expérimentateur indique au sujet, à l’aide d’un geste, d’un regard, ou de tout autre signal, lequel des contenants est le bon. De sorte que si le singe comprend l’intention de l’expérimentateur de l’informer de l’endroit où se trouve la nourriture, il devrait choisir le contenant indiqué.
17Les performances des primates dans ce type de test sont peu solides (Hare et Tomasello, 2005 ; Rosati et al., 2010). La tâche paraît pourtant relativement simple, d’autant plus que d’autres animaux sont capables d’utiliser le signal pour trouver la nourriture (p. ex. chevaux : Proops et al., 2010 ; chèvres : Kaminski et al., 2005 ; chiens : Hare et Tomasello, 2005 ; Bräuer et al., 2006 ; dauphins : Pack et Herman, 2004 ; éléphants : Smet et Byrne, 2013 ; voir Mulcahy et Hedge, 2012, pour une revue). Ces résultats amènent donc à penser que les primates ne comprennent pas l’intention de l’expérimentateur (Call et al., 2000).
18Ces situations sont néanmoins très éloignées de celles que les chimpanzés — la principale espèce testée — rencontrent dans leur environnement naturel, où il est très peu probable qu’un congénère les informe intentionnellement de l’endroit où ils pourront trouver de la nourriture (Hare, 2001 ; nous reviendrons plus longuement sur ce point dans la section 3.2 Perceptions et connaissances. Ainsi, il est possible que les chimpanzés soient en mesure de comprendre certaines intentions, mais pas la motivation à coopérer sous-jacente au comportement de l’expérimentateur (Call et al., 2000 ; Hare et Tomasello, 2005 ; mais voir aussi Mulcahy et Hedge, 2012). Herrmann et Tomasello (2006) ont d’ailleurs montré que les chimpanzés savent utiliser le geste d’un expérimentateur pour trouver de la nourriture dans une tâche de choix d’objet lorsque ce geste est prohibitif (« ne prends pas celui-là »), mais non lorsqu’il est informatif, comme c’est habituellement le cas dans ce type d’expérience. Ceci suggère que si les chimpanzés ne comprennent effectivement pas l’intention d’informer, du moins dans ce contexte, ils sont tout de même en mesure de comprendre d’autres types d’intentions.
19D’autres études de choix d’objet vont d’ailleurs dans ce sens. Call et Tomasello (1998) ont réalisé une expérience dans laquelle des enfants de 2 et 3 ans, des chimpanzés et des orangs-outans (Pongo pygmaeus) se trouvaient face à un expérimentateur qui leur indiquait la boîte contenant un morceau de nourriture en plaçant un marqueur dessus. Une période de familiarisation permettait aux sujets d’apprendre à utiliser ce signal pour trouver la nourriture. Après quoi ils étaient mis à l’épreuve dans une situation où l’expérimentateur désignait deux boîtes : l’une intentionnellement, en y déposant le marqueur, l’autre accidentellement, le marqueur lui « échappant » des mains. Les auteurs ont observé que les chimpanzés et les orangs-outans préféraient, tout comme les enfants de 2 et 3 ans, choisir la boîte qui avait été marquée intentionnellement. Ces grands singes seraient donc en mesure de distinguer une action intentionnelle d’une action involontaire (mais voir aussi Povinelli et al., 1998).
20Wood et al. (2007) ont par la suite confirmé — dans le cas des chimpanzés — ces résultats, et les ont également étendus aux macaques rhésus, des singes de l’Ancien Monde, et aux tamarins à crête blanche (Saguinus œdipus), des singes du Nouveau Monde. Ces trois espèces de primates montraient en effet une préférence pour un contenant que l’expérimentateur désignait de façon intentionnelle, en l’agrippant, mais pas pour un contenant qu’il désignait de façon involontaire, en laissant mollement sa main tomber dessus, paume vers le haut.
21En revanche, une autre espèce de macaques, le macaque de Tonkean (Macaca tonkeana), de même qu’une autre espèce de singes du Nouveau Monde, le capucin brun (Cebus apella), testés à l’aide d’un protocole expérimental similaire à celui de Wood et al. (2007), ne faisaient aucune distinction entre un contenant désigné intentionnellement et un contenant désigné involontairement (Costes-Thiré et al., 2015b).
22Une autre étude de l’équipe de recherche de Call et Tomasello appuie la conclusion de leur précédente expérience (Call et Tomasello, 1998), selon laquelle chimpanzés et orangs-outans distinguent les comportements intentionnels de ceux qui sont involontaires. Ayant exposé ces grands singes à un expérimentateur qui ne voulait pas leur donner la nourriture qu’il avait dans les mains (qui les narguait, qui la mangeait à leur place, etc.) et à un expérimentateur qui ne pouvait pas le faire (parce qu’un élément extérieur l’en empêchait, parce qu’il était maladroit, parce qu’il était distrait, etc.), ils ont remarqué que ceux-ci manifestaient de la frustration et quittaient la salle d’expérimentation plus rapidement lorsqu’ils avaient affaire au premier plutôt qu’au second, et ce bien que les gestes de ces expérimentateurs soient presque identiques (Call et al., 2004). Des résultats similaires ont aussi été obtenus auprès de capucins bruns et de macaques de Tonkean (Phillips et al., 2009 ; Canteloup et Meunier, 2017). De plus, des enfants humains de 9 mois, également testés à l’aide du même paradigme, avaient des réactions semblables à celles des chimpanzés, des capucins bruns et des macaques de Tonkean. Les enfants de 6 mois, en revanche, n’exprimaient pas de distinction entre l’expérimentateur malintentionné et l’expérimentateur incapable (Behne et al., 2005).
23L’étude de Phillips et al. (2009) sur les capucins bruns comprenait une expérience de contrôle dans laquelle les actions étaient effectuées soit par les mains d’expérimentateurs dont les corps étaient dissimulés par un rideau, soit par des ustensiles manipulés à distance par des expérimentateurs cette fois entièrement cachés derrière le rideau. Dans la condition intentionnelle comme dans la condition involontaire, les mains ou les ustensiles tendaient des morceaux de nourriture au singe, mais, dans la première condition, les mains/ustensiles s’éloignaient brusquement lorsque le singe essayait de s’emparer de la nourriture, tandis que dans la deuxième, une autre paire de mains/ustensiles attrapait le morceau de nourriture et l’éloignait du singe. Or, les capucins bruns quittaient la zone d’expérimentation plus rapidement dans la condition intentionnelle que dans la condition involontaire lorsque les actions étaient réalisées par les mains, mais cette différence entre les deux conditions n’était en revanche pas observée lorsque ces mêmes actions étaient effectuées à l’aide des ustensiles. Selon les auteurs, ces résultats indiquent que les capucins conçoivent que les objets inanimés sont dénués d’intentionnalité, et permettent également de confirmer que ces singes réagissaient bel et bien aux états mentaux de l’expérimentateur et non pas seulement à ses gestes.
24On note cependant une discordance entre, d’une part, les résultats obtenus par Phillips et al. (2009) et Canteloup et Meunier (2017) et, d’autre part, ceux issus de l’étude de Costes-Thiré et al. (2015). D’autres recherches sont donc nécessaires pour préciser les compétences des macaques de Tonkean et des capucins bruns en matière d’attribution d’intentions.
25Les études qui portent sur la capacité à distinguer les comportements intentionnels des comportements involontaires présentent néanmoins des limites et ont ainsi fait l’objet de critiques. Dans ce type d’expériences, bien que les chercheurs fassent en sorte que les gestes des expérimentateurs soient très similaires d’une condition à l’autre, ils ne sont pas identiques. De sorte qu’il n’est pas possible d’exclure l’hypothèse que les primates s’en remettent à des règles comportementales, sans réellement extrapoler sur les états mentaux que reflètent les comportements en question.
26Nous touchons là au cœur du problème de la mise en évidence d’une réflexion en termes d’états mentaux, car ceux-ci ne peuvent toutefois pas être inférés à partir de rien : des éléments tangibles doivent soutenir ce processus. Pour reprendre les mots de Whiten (2013, p. 216) : « We must recognize that we are not telepathists: we do not see directly into the mind. Like chimpanzees, all we can perceive and react to, to guide adaptive social responses, are observables such as behaviour patterns, and this fact means that distinguishing mind reading from behaviour reading in a nonverbal animal is actually inherently and deeply problematic. » D’autres chercheurs ont, comme Whiten, souligné la difficulté inhérente à la distinction entre une réflexion basée sur des comportements observables, ou sur des éléments de l’environnement, et une réflexion qui s’appuie également sur des états mentaux non observables, et ont insisté sur le fait qu’il s’agit là de l’obstacle le plus important pour la recherche sur la théorie de l’esprit (voir notamment Bennett, 1978 ; Dennett, 1978 ; Harman, 1978, les premiers à avoir identifié le problème ; ainsi que Heyes, 1998 ; Povinelli et Vonk, 2003, 2004 ; Penn et Povinelli, 2007 ; Lurz, 2009, 2011 ; Lurz et Krachun, 2011). L’expression « problème logique » ou « problème de Povinelli » est fréquemment utilisée pour désigner cet écueil (Hurley et Nudds, 2006 ; Lurz, 2009, 2011 ; Lurz et Krachun, 2011 ; Meunier, 2017).
27Buttelmann et al. (2012) ont néanmoins cherché à aborder la question de l’attribution de buts et d’intentions sous un autre angle. Ils ont conduit une expérience dans laquelle les gestes de l’expérimentateur étaient identiques dans chaque condition, seul le contexte changeait. Ainsi, en condition expérimentale comme en condition contrôle, les sujets se trouvaient face à un expérimentateur qui manipulait le mécanisme d’ouverture d’une boîte contenant de la nourriture. La différence entre ces deux conditions résidait uniquement dans les interactions que ces singes avaient eues auparavant avec l’expérimentateur. Ce sont ces interactions passées qui devaient amener les sujets à interpréter différemment le comportement de l’expérimentateur en condition expérimentale et en condition contrôle.
28En condition expérimentale, les sujets avaient précédemment vu cet expérimentateur manipuler différents mécanismes d’ouverture sur différentes boîtes, puis ouvrir ces boîtes et leur offrir la nourriture contenue dans chacune. En condition contrôle, les sujets avaient aussi été exposés à cet expérimentateur, mais, à la différence de la condition expérimentale, ce dernier n’ouvrait pas les boîtes après avoir manipulé leur mécanisme d’ouverture, et donnait de la nourriture issue de sa poche plutôt que de la boîte.
29Si bien que, si les singes attribuent des intentions à l’expérimentateur, leurs interactions passées avec celui-ci devraient, en condition expérimentale, les amener à anticiper qu’il ouvrira la nouvelle boîte (et leur donnera la nourriture qu’elle contient), tandis qu’ils ne devraient pas avoir cette attente dans la condition contrôle. Ils devraient ainsi faire preuve de plus de patience dans la condition expérimentale que dans la condition contrôle.
30Buttelmann et al. (2012) ont testé les quatre espèces de grands singes, soit le chimpanzé, le bonobo, le gorille (Gorilla gorilla) et l’orang-outan (Pongo abelii) (nota bene : cette taxonomie constitue une simplification étant donné qu’il existe une autre espèce de gorilles, Gorilla beringei, et désormais deux autres espèces d’orangs-outans, Pongo pygmaeus et Pongo tapanuliensis – voir Nater et al., 2017, soit 7 espèces de grands singes). Ils rapportent que ces primates se montraient effectivement plus patients en condition expérimentale, restant plus longtemps dans l’aire réservée à l’expérience. Toutefois, cette différence entre les deux conditions était surtout due aux chimpanzés et aux bonobos, elle n’était pas manifeste chez les gorilles et les orangs-outans. Les deux espèces les plus proches de la nôtre seraient donc en mesure d’inférer les intentions d’un humain en se basant sur leurs interactions passées avec ce dernier.
31Des capucins bruns testés à l’aide du même protocole expérimental n’ont pas démontré cette aptitude à se représenter les objectifs des autres à partir d’indices contextuels antérieurs (Drayton et al., 2016). Il est donc possible que cette compétence particulière soit très peu répandue au sein de l’ordre des primates, néanmoins il est trop tôt pour tirer de solides conclusions à ce sujet.
32Les études de Warneken et Tomasello (2006) et de Warneken et al. (2007) ont elles aussi montré que les chimpanzés sont en mesure de comprendre les buts des humains, à tout le moins certains de ces buts, et présentent même une propension à l’altruisme. Dans l’une des expériences d’apport d’aide réalisées par ces chercheurs, un expérimentateur tendait la main vers un objet hors de sa portée. Les auteurs ont observé que les chimpanzés récupéraient alors l’objet en question et le remettaient à l’expérimentateur. Or ils devaient, pour ce faire, être en mesure d’inférer l’objectif de ce dernier (obtenir l’objet).
33Si les chimpanzés venaient en aide à l’expérimentateur dans ce type de situations (objet hors d’atteinte), ils ne le faisaient cependant pas dans les trois autres types de situations auxquelles Warneken et Tomasello (2006) les ont soumis, c’est-à-dire des situations où l’expérimentateur ne parvenait pas à atteindre son objectif en raison soit d’un obstacle physique, d’un geste un peu maladroit ou encore de l’utilisation d’un moyen inapproprié. Il semble donc que les chimpanzés n’étaient pas capables de se représenter le but de l’expérimentateur dans ces trois types de situations. Alors que des enfants humains de 18 mois aidaient quant à eux l’expérimentateur dans chacun des quatre types de situations.
34Il n’en reste pas moins que ces grands singes peuvent, dans certaines situations, aider un autre individu à atteindre son but, mais aussi que cette aide peut s’adresser à un congénère comme à un humain et, surtout, qu’elle ne nécessite pas de rétribution (Warneken et al., 2007). Cette dernière caractéristique distingue d’ailleurs les chimpanzés des capucins bruns. Bien que ces singes du Nouveau Monde soient également capables d’offrir leur assistance en l’absence de récompense, l’attention qu’ils portent aux objectifs des autres et leur motivation à l’altruisme paraissent plus fragiles que celles des chimpanzés. Alors que ces derniers aidaient un humain même dans des situations où cette aide était relativement coûteuse, et que le principal élément qui influençait leurs interventions était le fait que l’humain ait manifesté, ou non, un intérêt pour l’objet en tendant la main vers celui-ci (Warneken et al., 2007), les capucins, quant à eux, n’apportaient leur aide que lorsqu’il leur en coûtait peu de le faire, et c’est avant tout la présence ou l’absence d’une récompense qui affectait leurs interventions, l’intérêt de l’humain envers l’objet paraissant secondaire à leurs yeux (Barnes et al., 2008 ; voir aussi Drayton et Santos, 2014). Ces deux espèces de primates auraient ainsi une certaine capacité à se représenter les buts des autres et à les assister dans l’atteinte de ceux-ci, mais celle des capucins serait plus limitée et plus fragile que celle des chimpanzés.
35Yamamoto et al. (2012) rapportent d’ailleurs que les chimpanzés font preuve de flexibilité lorsqu’ils aident un congénère, puisqu’ils adaptent leurs interventions non seulement au but recherché par ce dernier, mais aussi aux circonstances. En effet, dans des situations expérimentales où un partenaire, dans une pièce adjacente, avait besoin d’un outil spécifique pour accomplir une tâche et ainsi obtenir une récompense alimentaire, ces singes parvenaient à sélectionner l’outil approprié parmi les sept objets mis à leur disposition, et le tendaient à leur partenaire. Ils avaient cependant besoin de voir le problème auquel ce dernier était confronté pour être en mesure de l’assister efficacement dans l’atteinte de son but, sans quoi ils n’arrivaient pas à choisir le bon outil. Ces résultats laissent donc penser que les chimpanzés sont en mesure de se représenter les objectifs d’un congénère et de lui fournir une aide adaptée aux circonstances.
36Tout comme les précédents types d’études, celles qui portent sur l’apprentissage social appuient l’idée que les chimpanzés ont une compréhension des buts et des intentions (Buttelmann et al., 2012 ; Call et Tomasello, 2008 ; Rosati et al., 2010). En effet, lorsque ces grands singes observent un individu pendant que celui-ci effectue une action qui leur est nouvelle, ils reproduisent rarement ses gestes à l’identique, cherchant plutôt à parvenir à leur manière au même résultat (Call et al., 2005 ; Tomasello et al., 1987). Autrement dit, ils recourent davantage à l’émulation qu’à l’imitation, et saisissent donc le but des manipulations dont ils ont été témoins.
37Les chimpanzés sont également plus susceptibles de reproduire la séquence complète de gestes d’un expérimentateur si celui-ci parvient à atteindre son objectif que s’il échoue (Call et al., 2005 ; Myowa-Yamakoshi et Matsuzawa, 2000), et préfèrent imiter ses gestes volontaires plutôt que ceux qui sont accidentels (Tomasello et al., 2005). De plus, ils imitent de manière sélective, reproduisant les gestes que le démonstrateur a choisis librement (p. ex. activer un interrupteur avec le pied), mais pas ceux qui résultent de contraintes (p. ex. activer un interrupteur avec le pied parce que les mains sont encombrées par un sac ; Buttelmann et al., 2007). De la même façon, ils se contentent de copier les actions qui sont pertinentes à l’atteinte d’un objectif, évitant celles qui sont manifestement superflues (Horner et Whiten, 2005). Autant d’observations qui incitent à croire que les chimpanzés comprennent le but recherché par l’individu auquel ils se réfèrent pour apprendre de nouvelles pratiques.
38Enfin, des études récentes tirent quant à elles profit de nouveaux moyens technologiques.
39Ainsi, Kano et Call (2014b) ont utilisé une technologie permettant de suivre le regard, et donc de savoir sur quel élément porte l’attention d’un individu, pour évaluer la compréhension des buts chez trois espèces de grands singes : le chimpanzé, le bonobo et l’orang-outan. Ces chercheurs leur ont présenté des vidéos montrant deux objets, un canard et une grenouille en plastique, ainsi que la main d’un expérimentateur. Cette main approchait de l’un des deux objets (par exemple le canard) et l’attrapait. Les objets étaient ensuite interchangés de sorte que le canard se retrouvait à la place de la grenouille, et inversement. Puis, dans la condition expérimentale, la main s’approchait à nouveau des objets, mais s’arrêtait avant de les avoir atteints, à égale distance de chacun d’eux.
40Kano et Call (2014b) rapportent que les grands singes regardaient alors plus souvent l’objet précédemment attrapé par la main (le canard dans notre exemple) plutôt que l’autre objet. Selon ces auteurs, ceci suggère que les sujets attribuaient un but au possesseur de la main (se saisir à nouveau du même objet). Cette interprétation est d’autant plus plausible que les singes ne présentaient pas le même patron de réponse lorsque des actions identiques à celles de la main étaient effectuées par un objet inanimé (une sorte de bras mécanique), leur regard n’exprimant alors aucune attente particulière envers l’un ou l’autre des objets.
41Ainsi, comme c’était le cas pour les capucins bruns dans l’étude de Phillips et al. (2009) vue auparavant, les chimpanzés, les bonobos et les orangs-outans attribueraient des états mentaux de façon sélective puisqu’ils prêteraient une intentionnalité aux organismes vivants, mais pas aux objets inertes.
42Cette capacité à discriminer agents intentionnels et agents non intentionnels a également été mise en évidence chez des ouistitis communs (Callithrix jacchus). Ayant exposé ces primates à des vidéos similaires à celles utilisées par Kano et Call (2014b), soit des vidéos dans lesquelles différents types d’agents effectuaient des actions identiques (approcher un objet plutôt qu’un autre), Kupferberg et al. (2013) rapportent que ces primates prêtaient des buts à trois des quatre types d’agents utilisés. Un humain, un congénère et un robot ressemblant à un singe étaient ainsi traités comme des agents intentionnels, tandis que ce n’était pas le cas d’une boîte noire (laquelle se déplaçait comme le robot-singe puisqu’elle le dissimulait). Les ouistitis communs seraient donc en mesure, d’après ces auteurs, d’étendre leur capacité d’attribution d’intentions à des agents jamais rencontrés auparavant, pourvu que ceux-ci ressemblent à des agents intentionnels qui leur sont familiers (voir aussi Burkart et al., 2012).
43La capacité à se représenter les buts et les intentions des autres semble donc assez répandue chez les primates puisqu’elle a été mise en évidence chez les grands singes, de même que chez d’autres espèces d’haplorhiniens, tels que les macaques rhésus (singes de l’Ancien Monde) et les ouistitis communs (singes du Nouveau Monde). Cette composante de la théorie de l’esprit est d’ailleurs l’une des premières à se manifester au cours du développement humain, puisque les enfants commenceraient à percevoir les autres (et eux-mêmes) comme des agents intentionnels dès l’âge de 9 mois (Behne et al., 2005 ; Wellman, 2014). Qu’en est-il des autres aspects de la théorie de l’esprit, apparemment plus complexes ?
44Les études sur la perception portent surtout sur la perception visuelle. Elles s’intéressent à la compréhension qu’ont les primates du lien entre la perspective visuelle d’un individu et son état d’attention, ou, plus largement, du lien entre la vision — ou toute autre modalité sensorielle, notamment la modalité auditive — et l’acquisition d’information. Ces recherches visent ainsi à répondre à des questions telles que : les singes comprennent-ils qu’il est inutile de communiquer par gestes avec un individu qui n’est pas en mesure de les voir ? Conçoivent-ils qu’un individu qui a été témoin de la dissimulation d’un objet a connaissance de son emplacement ? etc.
45La capacité à suivre le regard des autres, à comprendre que le regard est référentiel, c’est-à-dire qu’il porte sur des éléments particuliers, est un prérequis à la compréhension de la perspective visuelle des autres. En effet, un individu doit être en mesure d’associer la direction du regard d’un congénère à la cible de ce regard pour déterminer ce que ce congénère peut, ou ne peut pas, voir. Suivre le regard des autres est par ailleurs très utile, car cela permet d’acquérir de l’information, notamment sur la présence de nourriture ou de prédateurs.
46La capacité à suivre le regard semble largement répandue au sein de l’ordre des primates puisqu’elle a été rapportée chez des espèces appartenant à chacun des principaux taxons (hominoïdes : Bräuer et al., 2005 ; Liebal et Kaminski, 2012 ; Kano et Call, 2014a ; Tempelmann et al., 2011 ; singes de l’Ancien Monde : Micheletta et Waller, 2012 ; Parron et Meguerditchian, 2016 ; Rosati et al., 2016 ; singes du Nouveau Monde : Amici et al., 2009 ; Lémuriens : Ruiz et al., 2009 ; Sandel et al., 2011 ; voir la revue de Rosati et Hare, 2009). Elle est d’ailleurs présente chez plusieurs autres espèces animales (p. ex. chèvres : Kaminski et al., 2005 ; chiens : Bräuer et al., 2004 ; tortues : Wilkinson et al., 2010 ; corvidés : Bugnyar et al., 2004).
47Toutefois, les mécanismes cognitifs impliqués seraient relativement variables, puisque certaines espèces suivraient le regard par réflexe, de façon presque automatique, tandis que d’autres, comme les chimpanzés, semblent saisir le caractère référentiel du regard. En effet, lorsqu’ils suivent le regard d’un autre, les chimpanzés se retournent si celui-ci est dirigé derrière eux (Tomasello et al., 1999), contournent des barrières visuelles si elles les empêchent de voir ce que cet autre individu regarde (Tomasello et al., 1999 ; autres grands singes : Bräuer et al., 2005 ; Okamoto-Barth et al., 2007 ; singes du Nouveau Monde : Amici et al., 2009), le regardent à nouveau s’ils n’ont rien vu d’intéressant là où portait son regard (Call et al., 1998 ; autres grands singes : Bräuer et al., 2005 ; Okamoto-Barth et al., 2007), et cessent de suivre son regard s’il continue d’être dirigé à un endroit où il n’y a rien d’intéressant à voir (Tomasello et al., 2001 ; singes de l’Ancien Monde : Parron et Meguerditchian, 2016 ; Tomasello et al., 2001). Tous ces comportements se manifestent chez les enfants humains à partir de l’âge de 9 mois (Wellman, 2014).
48La capacité des chimpanzés à comprendre le lien entre la vue et l’attention a cependant fait l’objet de débats importants.
49Dans les années 1990, une étude importante, celle de Povinelli et Eddy (1996), rapportait des résultats suggérant que les chimpanzés ne sont pas en mesure de se faire une idée de l’état d’attention d’un individu en fonction de ce qu’il voit.
50Ces chercheurs, qui avaient appris à des chimpanzés à produire un geste pour réclamer de la nourriture, leur présentaient simultanément deux expérimentatrices. L’une d’elles était en mesure de les voir, l’autre non, et ce pour différentes raisons : elle tourne le dos au sujet, elle a un seau sur la tête, elle regarde ailleurs, elle a un bandeau sur les yeux (Figure 1), ou encore parce qu’elle a les mains sur les yeux, etc. Ils ont alors remarqué que les chimpanzés ne montraient pas de préférence pour l’expérimentatrice qui était en mesure de les voir lorsqu’ils devaient choisir à qui adresser leur geste, à l’exception toutefois de la situation qui présentait le plus grand contraste, soit celle où une expérimentatrice leur faisait face tandis que l’autre leur tournait le dos (Povinelli et Eddy, 1996 ; voir aussi Reaux et al., 1999). Ces observations les ont amenés à penser que les chimpanzés ne comprennent pas la perspective visuelle des autres et ne font pas le lien entre la vue et l’état d’attention.
Figure1
Exemples de situations expérimentales utilisées par Povinelli et Eddy (1996) pour évaluer la capacité des chimpanzés à comprendre la perspective visuelle des autres, ainsi que le lien entre la vue et l’état d’attention.
Examples of experimental situations used by Povinelli & Eddy (1996) to evaluate chimpanzees’ understanding of the visual perspective of others, as well as the relation between gaze and attention.
51Plusieurs hypothèses ont été avancées pour rendre compte de la piètre performance des chimpanzés dans ces études, de nombreux chercheurs étant surpris de ces résultats. L’une des explications proposées repose sur le fait que les expériences de Povinelli et Eddy (1996) se déroulent dans un contexte coopératif où l’expérimentateur accepte de donner de la nourriture au sujet si celui-ci lui communique son désir d’en avoir, une situation inhabituelle pour un chimpanzé. La compétition alimentaire étant forte en milieu naturel, le partage intentionnel de nourriture y est effectivement rare (Hare et al., 2000).
52Hare (2001) a soulevé le fait que presque toutes les études sur la cognition sociale des primates qui rapportent des résultats négatifs recourent à des procédés expérimentaux dans lesquels le sujet doit coopérer avec un humain (c’est le cas par exemple de la plupart des tâches de choix d’objet vues dans la section précédente, 3.1 Buts et intentions), tandis que les anecdotes — issues d’observations conduites en milieu naturel — qui suggèrent que les chimpanzés pourraient posséder certaines composantes d’une théorie de l’esprit ont pour la plupart été relevées dans des contextes de compétition avec des congénères. Ce sont d’ailleurs ces observations qui ont amené Byrne et Whiten (1988) à avancer que les capacités cognitives sophistiquées des primates auraient évolué parce qu’elles leur permettaient d’être de meilleurs compétiteurs (l’hypothèse de « l’intelligence machiavélienne »).
53Hare (2001) en est ainsi venu à recommander que l’environnement naturel et social dans lequel une espèce évolue soit davantage pris en compte lors de l’élaboration d’une méthode expérimentale. En effet, c’est cet environnement qui, au cours de l’évolution, a façonné les capacités cognitives de l’espèce. Un protocole expérimental qui tenterait de recréer une situation à laquelle un animal est régulièrement confronté en nature, soit un protocole écologiquement valide, serait donc plus susceptible de révéler le plein potentiel cognitif du sujet. Hare et Tomasello (2004) rapportent d’ailleurs que les chimpanzés sont plus performants en contexte de compétition qu’en contexte de coopération (voir aussi Herrmann et Tomasello, 2006 ; ainsi que Vick et Anderson, 2003, pour une étude sur des babouins olive).
54Hare et ses collègues n’ont cependant pas attendu cette confirmation pour mettre en pratique leurs réflexions. Dans une étude publiée en 2000, et devenue incontournable, ils ont testé la capacité des chimpanzés à comprendre la perspective visuelle d’un congénère dans un contexte de compétition alimentaire. Dans cette expérience, deux chimpanzés, un subordonné et un dominant, se tenaient dans des cages à chaque extrémité d’une pièce au centre de laquelle avaient été disposés deux morceaux de nourriture. Tandis que le subordonné était en mesure de voir ces deux morceaux, le dominant, lui, n’en voyait qu’un, une barrière visuelle lui cachant l’autre (Figure 2). Une fois la nourriture en place, les cages des deux individus étaient ouvertes afin qu’ils puissent aller la chercher dans la pièce centrale.
Figure 2
Une situation expérimentale utilisée par Hare et al. (2000) pour évaluer la capacité des chimpanzés à se représenter ce qu’un congénère est en mesure de voir.
An experimental setup used by Hare et al. (2000) to evaluate chimpanzees’ ability to determine what a conspecific do and do not see.
55La prédiction des chercheurs était que, si le subordonné comprend la perspective visuelle du dominant, il devrait éviter le morceau de nourriture que ce dernier peut voir et préférer au contraire celui qui est caché par la barrière. Or c’est effectivement ce qu’ils ont observé (Hare et al., 2000).
56Bien que cette étude soit généralement considérée comme l’une des preuves les plus solides de la capacité des chimpanzés à attribuer aux autres une perspective visuelle différente de la leur, certains chercheurs ont rapidement émis des réserves quant à cette interprétation. Tout d’abord, Karin-D’Arcy et Povinelli (2002), ayant répété cette expérience avec d’autres chimpanzés, n’ont pas abouti à des résultats positifs, les sujets ne montrant pas de préférence pour le morceau que le dominant n’était pas en mesure de voir. Cependant, Bräuer et al. (2007) ont par la suite réussi à reproduire les résultats de Hare et al. (2000) et ont souligné l’influence de l’espace sur l’expression de la capacité à prendre en compte la perspective visuelle des autres. Selon ces chercheurs, les résultats négatifs de Karin-D’Arcy et Povinelli (2002) s’expliqueraient par le fait que la pièce utilisée pour tester les chimpanzés était trop petite. Un espace restreint favoriserait en effet une compétition de vitesse (scramble competition), qui ne requerrait pas de considération de la perspective visuelle du dominant, plutôt qu’une compétition agressive (contest competition), plus susceptible de faire appel à cette capacité.
57Les critiques les plus importantes portent toutefois sur le fait que l’étude de Hare et al. (2000) ne permet pas de rejeter complètement l’hypothèse d’un recours à des règles comportementales (Povinelli et Vonk, 2003, 2004 ; Penn et Povinelli, 2007). Les chimpanzés auraient pu, par exemple, utiliser une règle comportementale fréquemment invoquée et connue sous le nom de « l’hypothèse de l’œil maléfique » (evil eye hypothesis, cf. Kaminski et al., 2008). Celle-ci consiste à considérer un morceau de nourriture qu’un dominant a regardé comme étant « contaminé », ou comme appartenant désormais à ce dernier, et donc à l’éviter. Ainsi, il est possible que les chimpanzés aient montré une préférence pour le morceau qu’eux seuls pouvaient voir, non pas parce qu’ils comprenaient la perspective visuelle du dominant, mais parce qu’ils appliquaient la règle comportementale de l’œil maléfique.
58Une étude de Burkart et Heschl (2007), qui reprenait le protocole expérimental de Hare et al. (2000) auprès de ouistitis communs, suggère d’ailleurs que ces singes s’en remettaient à cette règle comportementale pour passer le test et n’auraient probablement pas la capacité de se représenter la perspective visuelle des autres. Cette conclusion s’appliquerait également à une autre espèce de singes du Nouveau Monde, le capucin brun (Hare et al., 2003).
59En revanche, trois espèces de macaques, le macaque rhésus, le macaque crabier (Macaca fascicularis) et le macaque de Tonkean posséderaient, comme les chimpanzés, cette compétence (Flombaum et Santos, 2005 ; Overduin-de Vries et al., 2014 ; Canteloup et al., 2016). L’étude d’Overduin-de Vries et al. (2014) est particulièrement intéressante, car ces chercheurs ont ajouté un miroir sans tain au dispositif expérimental de Hare et al. (2000). Cet ajout permettait de tester l’hypothèse de l’œil maléfique. En effet, le miroir étant situé entre le dominant et la nourriture (Figure 3), il bloquait l’accès visuel de ce rival, l’empêchant de voir la nourriture et le sujet, de sorte qu’il n’avait aucun indice comportemental à fournir à ce dernier (qui lui restait en mesure de tout voir). Overduin-de Vries et al. (2014) ont ainsi pu montrer que cette règle comportementale ne permettait pas de rendre compte de la performance des macaques crabiers. D’autres règles comportementales pourraient toutefois être invoquées. Les opinions divergent d’ailleurs quant à la façon, et quant à la possibilité même, de surmonter le problème logique.
Figure 3
Situation expérimentale utilisée par Overduin-de Vries et al. (2014) pour évaluer la capacité des macaques crabiers à se représenter ce qu’un congénère est en mesure de voir.
Experimental setup used by Overduin-de Vries et al. (2014) to evaluate crab-eating macaques’ ability to determine what a conspecific do and do not see.
60Pour parvenir à distinguer la compréhension d’états mentaux de l’application de règles comportementales chez des êtres qui ne s’expriment pas verbalement, certains chercheurs préconisent l’utilisation de protocoles expérimentaux basés sur le principe de la projection d’expérience (Whiten 1996, 2013 ; Heyes 1998 ; Povinelli et Vonk, 2003, 2004 ; Penn et Povinelli, 2007). L’expérience dite « des lunettes » (goggles experiment — Heyes, 1998), emblématique de ce principe, permet de l’illustrer. Dans cette expérience, le sujet se voit tout d’abord présenter deux paires de lunettes : l’une dont les verres sont opaques, l’autre dont les verres sont transparents. En dépit de ces propriétés différentes, les deux paires de lunettes ont le même aspect extérieur, excepté pour ce qui est de la couleur de la monture, qui seule permet de les distinguer. Celles-ci sont donc confiées au sujet afin qu’il puisse découvrir leurs propriétés respectives. C’est à l’issue de cette phase de familiarisation qu’a lieu le test en tant que tel : le sujet est exposé à deux individus, l’un portant les lunettes opaques (monture jaune), l’autre les lunettes transparentes (monture bleue), et doit choisir auquel des deux s’adresser par gestes. N’ayant jamais été confronté auparavant à des individus portant des lunettes de ce type, le sujet n’a pas eu l’opportunité de développer une règle comportementale pour une telle situation, si bien qu’il ne peut que s’en remettre à sa propre expérience pour comprendre que seul l’individu doté des lunettes à monture bleue est en mesure de voir ses gestes.
61D’autres chercheurs recommandent plutôt des expériences reposant sur la distinction entre apparence et réalité (Lurz 2009, 2011 ; Lurz et Krachun, 2011). van der Vaart et Hemelrijk (2014, p. 341) résument de façon très claire la position de ces chercheurs : « [Lurz’s] fundamental claim is that unequivocally demonstrating that any animal understands that others experience the mental state of seeing is impossible. The problem is that the mental state of seeing correlates too well with its observable indicators. A well-lit unobstructed line of sight to an object implies that one can see it; conversely, to see an object requires a well-lit unobstructed line of sight. There is no way to test whether a nonverbal animal can attribute the mental state of seeing without offering it the behavioral cues through which it can make the attribution, and once one does that, there is no way to exclude that the animal is only reasoning about the behavioral cues. According to Lurz, the only way to avoid this problem is by focusing on a slightly more complex mental state: That of seeing-as, rather than seeing. If chimpanzees understand that things can look different than they are, then it is possible to affect their mental state inferences without affecting anything observable at the same time. » (ce sont les auteures qui soulignent).
62L’aptitude à distinguer l’apparence de la réalité se rapproche de ce que Flavell et al. (1981) ont nommé l’attribution de perspective visuelle de niveau 2 (level 2 perspective-taking), soit la capacité à se représenter la manière dont l’autre voit les choses, l’aspect qu’elles ont à ses yeux, à comprendre que l’objet que l’on regarde peut ne pas avoir la même apparence du point de vue de l’autre (p. ex. si ce dernier se trouve à une plus grande distance de l’objet, ou voit son côté opposé, etc.). Les performances des enfants dans ces deux types de tâches sont d’ailleurs corrélées et ces aptitudes se développeraient conjointement (Flavell et al., 1986). Or, l’attribution de perspective visuelle de niveau 2 ne se manifesterait pas avant l’âge de 3 ans chez les enfants humains (Moll et Meltzoff, 2011), alors que ces derniers maîtriseraient l’attribution de perspective visuelle de niveau 1, qui consiste à déterminer ce qu’un autre individu peut ou ne peut pas voir, dès 2 ans (Moll et Tomasello, 2006). Lurz (2011, p. 83) reconnaît d’ailleurs que le type de tests qu’il préconise est plus exigeant : « Of course, if animals are capable of attributing seeing-as, then they are, perforce, capable of attributing simple seeing. ».
63Il est enfin des chercheurs qui jugent très improbable que l’on parvienne à exclure définitivement les hypothèses alternatives à celle de l’attribution d’états mentaux. C’est le cas par exemple de van der Vaart et Hemelrijk (2014) qui considèrent que les expériences proposées pour résoudre le problème logique sont trop complexes, que leur validité écologique est généralement faible, et qu’il serait donc surprenant que les primates les réussissent.
64Par ailleurs, des études du même type que celles de Povinelli et Eddy (1996), soit des études dans lesquelles les primates étaient confrontés à un ou des expérimentateurs dont la perspective visuelle, et donc l’état d’attention, variait, ont confirmé que les grands singes, mais aussi d’autres primates appartenant au sous-ordre des haplorhiniens, ont une certaine compréhension du lien entre la vue et l’état d’attention (grands singes : Bania et Stromberg, 2013 ; Bulloch et al., 2008 ; Hostetter et al., 2001 ; Kaminski et al., 2004 ; Liebal et al., 2004 ; Tempelmann et al., 2011 ; singes de l’Ancien Monde : Canteloup et al., 2015a, 2015b ; Maille et al., 2012 ; singes du Nouveau Monde : Defolie et al., 2015 ; Hattori et al., 2010). Certaines espèces de lémuriens, notamment les makis catta (Lemur catta), dont le système social s’apparente à celui des macaques, posséderaient également cette aptitude, tandis que d’autres en seraient dépourvues (MacLean et al., 2013).
65Toutefois, des questions demeurent quant aux indices utilisés par les primates pour juger de l’état d’attention des autres (cf. Hostetter et al., 2007; Kaminski et al., 2004; Tempelmann et al., 2011; Tomasello et al., 2007). S’il semble que les chimpanzés, et même certaines espèces de babouins et de capucins, soient capables de l’évaluer à partir de l’orientation des yeux (chimpanzés : Hostetter et al., 2007 ; gorilles : Bania et Stromberg, 2013 ; babouins olive : Bourjade et al., 2014 ; capucins bruns : Hattori et al., 2007), d’autres espèces pourraient avoir besoin d’indices plus évidents tels que l’orientation du visage, voire du corps (autres espèces de grands singes : Kaminski et al., 2004 ; macaques : Canteloup et al., 2015a, 2015b ; lémuriens : Botting et al., 2011).
66Des études sur la dissimulation, une forme simple de duperie (dont relèverait d’ailleurs l’anecdote de Kummer rapportée plus haut), corroborent également l’aptitude des chimpanzés à comprendre la perspective visuelle des autres.
67Dans ces expériences, les chimpanzés avaient la possibilité de dérober de la nourriture à un humain. Ils avaient le choix entre deux morceaux de nourriture, disposés de façon à ce que l’expérimentateur puisse voir l’un, mais pas l’autre. Or ces singes montraient une préférence pour le morceau de nourriture que l’expérimentateur n’était pas en mesure de voir et qu’il ne pouvait donc pas leur retirer (Hare et al., 2006 ; Karg et al., 2015b ; Melis et al., 2006). Des résultats similaires ont été obtenus avec des orangs-outans et des macaques rhésus (Gretscher et al., 2012 ; Flombaum et Santos, 2005). Ces trois espèces auraient donc une certaine capacité à se représenter la perspective visuelle des autres et à l’exploiter à leur avantage, une compétence qui serait aussi présente chez d’autres animaux (p. ex. chiens : Call et al., 2003 ; Bräuer et al., 2004 ; Kaminski et al., 2013 ; mais voir aussi Bräuer et al., 2013) ; corvidés : Emery et Clayton, 2001 ; von Bayern et Emery, 2009 ; Bugnyar et al., 2016).
68Karg et al. (2015a) rapportent également que des chimpanzés à qui l’on offrait la possibilité de révéler ou de dissimuler de la nourriture — mais qui ne pouvaient pas s’emparer de celle-ci — étaient plus susceptibles de la dévoiler à un expérimentateur coopératif, qui la leur donnait s’il la voyait, qu’à un expérimentateur compétitif qui, au contraire, confisquait toute nourriture visible. Ces chimpanzés ne recouraient toutefois à la dissimulation que de façon passive, en maintenant cachés des morceaux de nourriture qui l’étaient déjà. Ils se montraient incapables de dissimuler des morceaux qui avaient été disposés de façon à ce qu’ils puissent être vus par l’expérimentateur.
69Ces grands singes auraient aussi la faculté d’utiliser leur regard pour cacher, ou au contraire révéler, des informations à des congénères. Dans une expérience de Hall et al. (2017), une femelle subordonnée qui connaissait l’emplacement d’une récompense alimentaire prisée (une banane) évitait de regarder en direction de celle-ci lorsqu’elle était accompagnée d’une femelle dominante. En revanche, lorsque cette même femelle subordonnée connaissait les emplacements respectifs de deux récompenses, l’une prisée (toujours une banane), l’autre moins (un morceau de concombre), elle était cette fois portée à s’arrêter à proximité de cette dernière récompense et à regarder tour à tour celle-ci et la dominante qui la suivait. Selon les auteurs de cette étude, ces comportements suggèrent que la femelle subordonnée cherchait à dissimuler l’emplacement de la banane à la dominante lorsque seule cette récompense était disponible, et qu’elle cherchait au contraire à lui révéler l’emplacement du concombre dans la deuxième situation, toujours dans le but d’obtenir la banane. Cette femelle subordonnée aurait donc utilisé le regard pour manipuler la dominante (cette dernière étant portée à suivre son regard pour tenter de découvrir l’emplacement de la nourriture, Hall et al., 2014). Les études de Hall et al. (2014, 2017) ont cependant été réalisées sur un échantillon de deux femelles seulement, si bien que de nouvelles recherches auprès d’un échantillon plus important seront nécessaires pour confirmer ces résultats.
70Enfin, des études récentes suggèrent que tous les grands singes conçoivent, dans une certaine mesure, que les apparences peuvent être trompeuses.
71En effet, lorsqu’on leur offrait le choix entre deux morceaux de nourriture de tailles différentes, mais présentés de façon à ce que leur relation de taille semble inversée, ces singes parvenaient à ne pas se fier à leur impression et préféraient le morceau qui, en dépit de son apparence, était effectivement le plus gros (chimpanzés seulement : Krachun et al., 2009, 2016 ; chimpanzés, bonobos, gorilles et orangs-outans : Karg et al., 2014). Il faut cependant noter que, dans l’étude de Krachun et al. (2009), les différences interindividuelles étaient importantes, de sorte que certains sujets semblaient effectivement capables de distinguer apparence et réalité, tandis que d’autres ne démontraient pas cette aptitude.
72Si les grands singes semblent comprendre que leur perception visuelle n’est pas nécessairement fidèle à la réalité, attribuer à d’autres une perception visuelle erronée, c’est-à-dire non congruente avec la réalité, pourrait en revanche ne pas être à leur portée. C’est du moins ce que laisse penser une autre étude, celle de Karg et al. (2016). Dans celle-ci, des chimpanzés se trouvaient en compétition avec un congénère. Le sujet et son rival se faisaient face et étaient séparés par un panneau opaque auquel étaient attachés deux morceaux de nourriture (des gressins). Ces morceaux étaient cependant disposés de façon à ce que seul le sujet puisse voir qu’ils étaient de taille équivalente. Aux yeux du rival, l’un d’entre eux semblait deux fois plus grand que l’autre (Figure 4). Le rival, puis le sujet, étaient amenés à choisir l’un des morceaux. Cet ordre était toujours le même : rival d’abord, sujet ensuite. Comme les choix s’effectuaient en privé, le sujet devait inférer celui qu’avait fait le rival pour avoir une chance d’obtenir le morceau restant. Il lui fallait donc comprendre la perspective visuelle, erronée, de son opposant afin d’en déduire que le morceau encore disponible était celui que ce dernier avait perçu comme étant le plus petit (ci-après « petit morceau »).
Figure 4
Dispositif expérimental utilisé par Karg et al. (2016) pour tester la capacité des chimpanzés à comprendre la perspective visuelle biaisée d’un congénère.
Experimental setup used by Karg et al. (2016) to evaluate chimphanzees’ ability to understand the mistaken visual perspective of a conspecific.
73Karg et al. (2016) rapportent que les chimpanzés étaient effectivement plus portés à choisir ce « petit morceau ». Cependant, une expérience de suivi révèle que ce choix ne résultait pas d’une compréhension de la perspective visuelle erronée du rival, mais était plutôt dû au fait que les sujets attribuaient à ce dernier une préférence semblable à la leur, soit une préférence pour le morceau de nourriture qui dépassait davantage du panneau (le « gros morceau »). Une étude antérieure avait d’ailleurs fait état de la propension des chimpanzés à attribuer aux autres des préférences identiques aux leurs (Schmelz et al., 2013).
74Ainsi, les chimpanzés comprendraient que leur perception visuelle peut ne pas correspondre à la réalité, mais ils ne parviendraient pas à attribuer aux autres une perception visuelle erronée. Ceci peut sembler paradoxal et Karg et al. (2016) soulignent à cet égard que, dans leur étude, les sujets n’avaient jamais eu accès au dispositif expérimental depuis la position du rival, de sorte qu’ils devaient se représenter sa perspective visuelle sans en avoir eux-mêmes fait l’expérience au préalable. En revanche, dans les études qui suggèrent que les chimpanzés sont capables d’appréhender la distinction entre apparence et réalité (Krachun et al., 2009, 2016 ; Karg et al., 2014), les sujets faisaient toujours l’expérience, avant d’être testés, à la fois de la « vraie » perspective et de la perspective biaisée. Il serait donc intéressant, comme le mentionnent Karg et al. (2016), de voir si des chimpanzés démontreraient une compréhension de la perspective visuelle erronée d’un congénère dans une étude semblable à la leur, mais où ils auraient la possibilité de faire l’expérience de cette perspective au préalable.
75D’autant plus que Karg et al. (2015b) ont montré, en mettant en pratique la célèbre «expérience des lunettes», mentionnée précédemment (section 3.1.3 Au cœur du débat : le problème logique), que les chimpanzés sont capables d’inférer la perspective visuelle d’un autre à partir de leur propre expérience (mais voir aussi Vonk et Povinelli, 2011). L’expérience des lunettes a souvent été mise de l’avant, et présentée comme particulièrement rigoureuse : il serait impossible de la réussir en ne recourant qu’à des règles comportementales (ou alors celles-ci seraient très complexes).
76Dans leur version de ce test, Karg et al. (2015b) ont exposé les chimpanzés à deux boîtes, en apparence identiques, mais dont le couvercle de l’une était opaque, tandis qu’il était possible de voir à travers celui de l’autre en le regardant du dessus. Les sujets pouvaient explorer les boîtes et ainsi se familiariser avec leurs propriétés respectives avant la phase de test. Cette dernière était similaire à l’expérience de dissimulation réalisée par Melis et al., 2006, voir la section 3.2.1.1.2.6 La dissimulation), car les chimpanzés avaient là aussi la possibilité de dérober à l’expérimentatrice un des deux morceaux de nourriture, placés chacun dans une boîte, en passant leur main par les ouvertures latérales de celles-ci. La difficulté était cependant plus grande, car les boîtes semblant toutes deux opaques depuis la position où ils se trouvaient au moment du test, les sujets devaient s’en remettre à l’expérience acquise lors de la phase de familiarisation pour déterminer ce que l’expérimentatrice, qui surplombait les boîtes, était en mesure de voir. Or Karg et al. (2015b) rapportent que les chimpanzés préféraient voler le morceau contenu dans la boîte réellement opaque, ce qui suggère que, bien que l’autre boîte leur paraissait tout aussi opaque au moment de leur choix, ils comprenaient qu’elle ne l’était pas du point de vue de l’expérimentatrice.
77Si les chimpanzés ont été en mesure, dans ce contexte de compétition, d’utiliser leur propre expérience pour déterminer ce que l’expérimentatrice pouvait et ne pouvait pas voir, ils n’ont en revanche pas démontré ces mêmes aptitudes dans une autre tâche, non compétitive, qui consistait cette fois à suivre le regard de l’expérimentatrice. Par ailleurs, la capacité à projeter sa propre expérience sur d’autres pourrait également être présente chez des corvidés (Emery et Clayton, 2001 ; Bugnyar et al., 2016).
78Qu’en est-il des autres modalités sensorielles, notamment de la modalité auditive ? Le nombre d’études qui s’intéressent à la compréhension de celle-ci est très restreint comparativement à celles qui portent sur la perception visuelle. Pourtant, comme le soulignent plusieurs chercheurs (p. ex. Bray et al., 2014 ; Costes-Thiré et al., 2015a ; Martin et Santos, 2016 ; Meunier, 2017), la modalité auditive est particulièrement intéressante, car les indices sonores étant en général peu évidents et fugaces, évaluer la perspective auditive d’un autre est probablement plus exigeant qu’évaluer sa perspective visuelle, les primates pouvant, dans ce dernier cas, s’en remettre à des indices tels que l’orientation des yeux ou du visage.
79Les études de Melis et al. (2006) avec des chimpanzés et celles de Santos et al. (2006) avec des macaques rhésus suggèrent que ces primates comprennent la perspective auditive des autres et sont, comme dans le cas de la perspective visuelle, capables de la manipuler à leur avantage. Dans leurs expériences, les primates avaient la possibilité de dérober de la nourriture à un compétiteur humain qui regardait ailleurs et ne pouvait donc pas les voir. Deux morceaux de nourriture, disposés chacun dans une boîte, se trouvaient devant cet humain. Les primates pouvaient s’emparer de l’un des morceaux en toute discrétion, mais la boîte dans laquelle se trouvait l’autre produisait en revanche un bruit lorsqu’elle était manipulée.
80Les chimpanzés et les macaques rhésus avaient une préférence pour le morceau situé dans la boîte « silencieuse », ce qui suggère qu’ils concevaient qu’ils auraient attiré l’attention de l’humain en optant pour l’autre morceau. L’expérience de Santos et al. (2006) comprenait d’ailleurs une condition contrôle dans laquelle l’humain, au lieu de regarder ailleurs, regardait devant lui et était donc en mesure de voir les deux boîtes et le sujet. Or les macaques rhésus ne montraient pas de préférence pour l’une ou l’autre boîte dans cette condition, indiquant ainsi qu’ils comprenaient qu’il est inutile d’éviter de faire du bruit quand l’expérimentateur les voit et est donc déjà attentif.
81Ainsi, les chimpanzés et les macaques feraient preuve de dissimulation à la fois dans la modalité visuelle (Flombaum et Santos, 2005 ; Melis et al., 2006) et dans la modalité auditive (Melis et al., 2006 ; Santos et al., 2006). Ces compétences ont également été mises en évidence chez des corvidés (Emery et Clayton, 2001 ; Stulp et al., 2009 ; Shaw et Clayton, 2013 ; Bugnyar et al., 2016).
82En revanche, des macaques de Tonkean et des makis catta testés avec un protocole expérimental similaire à celui de Santos et al. (2006) n’ont démontré aucune compréhension de la perspective auditive des autres, puisqu’ils étaient aussi susceptibles d’approcher la boîte « bruyante » que la boîte « silencieuse » (Costes-Thiré et al., 2015a ; Bray et al., 2014).
83En résumé, la plupart des espèces de primates auraient la capacité de suivre le regard des autres, mais certaines d’entre elles le feraient par réflexe, tandis que d’autres comprendraient que leurs congénères regardent des éléments donnés, que le regard est référentiel. L’aptitude à juger de l’état d’attention serait elle aussi largement répandue au sein de l’ordre des primates, mais les indices sur lesquels s’appuie cette évaluation peuvent être grossiers (orientation du visage, voire orientation du corps). Il est possible que seuls les grands singes et les cercopithécinés (macaques, babouins, etc.) soient en mesure d’évaluer l’état d’attention d’un individu en se basant uniquement sur la position de ses yeux. D’autres études, sur un plus grand nombre d’espèces, sont cependant nécessaires pour mieux circonscrire les compétences des primates en la matière.
84Des expériences réalisées dans des contextes de compétition, avec un congénère ou avec un humain, laissent penser que les chimpanzés, mais aussi certaines espèces de macaques, sont capables d’attribution de perspective de niveau 1, dans la modalité visuelle et dans la modalité auditive, puisqu’ils parviennent à déterminer ce qu’un autre individu est en mesure de voir ou d’entendre. Les chimpanzés auraient même une certaine compréhension de la distinction entre apparence et réalité. S’ils semblent concevoir que leur perception visuelle ne correspond pas nécessairement à la réalité, il est possible qu’ils soient en revanche incapables d’attribuer une perspective visuelle biaisée à un autre (attribution de perspective visuelle de niveau 2).
85On peut désormais se demander ce que les primates saisissent de la relation entre perception et connaissance. Appréhendent-ils le fait que c’est par le biais de leurs sens que les individus acquièrent de l’information ?
86Des études réalisées dans des contextes de compétition ont montré que les chimpanzés sont capables d’attribuer des connaissances aux autres, de déterminer si ces derniers sont informés ou ignorants d’un fait en fonction de ce qu’ils en ont vu (Hare et al., 2001 ; Kaminski et al., 2008).
87Hare et al. (2001) ont repris le contexte expérimental qu’ils avaient utilisé pour tester la compréhension de la perspective visuelle (Hare et al., 2000). Deux barrières visuelles étaient cette fois placées au milieu de la salle et un morceau de nourriture déposé derrière l’une d’elles, toujours du côté du subordonné, de sorte que le dominant ne puisse pas le voir. Néanmoins, le dominant était parfois présent au moment où la nourriture était déposée et pouvait donc savoir où elle se trouvait. Les subordonnés quant à eux assistaient toujours à la mise en place de la nourriture et pouvaient voir si le dominant y assistait également.
88Les auteurs ont remarqué que les sujets approchaient plus souvent la nourriture lorsque le dominant n’avait pas assisté à sa mise en place et ne pouvait donc pas savoir où elle se trouvait (expérience 1), ou lorsque le dominant qui y avait assisté avait été remplacé par un autre rival au moment de l’ouverture des cages (expérience 2), donc par un individu ignorant quant à l’emplacement de la nourriture. Toutefois, dans une troisième expérience où deux morceaux de nourriture étaient disponibles, l’un ayant été placé en présence du dominant et l’autre en son absence, les sujets ne montraient pas de préférence pour ce dernier morceau. Étant donné les résultats des deux premières expériences, il est surprenant que les chimpanzés n’aient pas évité le morceau dont le dominant avait connaissance au profit de celui qu’il ignorait.
89Selon Hare et al. (2001) ces résultats suggèrent tout de même que les chimpanzés savent, du moins dans certaines situations, si les autres sont informés ou ignorants d’un fait, en ce sens qu’ils savent ce qu’ils ont vu ou n’ont pas vu (voir aussi MacLean et Hare, 2012). Ils comprendraient ainsi le lien entre voir et savoir.
90Cette aptitude a également été rapportée chez d’autres animaux (chiens : Maginnity et Grace, 2014 ; Catala et al., 2017 ; mais voir aussi Kaminski et al., 2009 ; corvidés : Bugnyar et Heinrich, 2005 ; Dally et al., 2006) et serait présente chez les enfants humains dès l’âge d’un an (Tomasello et Haberl, 2003).
91Kaminski et al. (2008) ont pour leur part créé une situation expérimentale dans laquelle le sujet était en compétition avec un congénère dans une tâche de choix d’objet. Des morceaux de nourriture étaient placés dans deux des trois gobelets utilisés pour l’expérience. L’expérimentateur plaçait le premier morceau (récompense A) dans l’un des gobelets en présence du sujet et de son rival, tandis que le second morceau (récompense B) était placé en présence du sujet seulement. Le sujet avait ainsi connaissance de l’emplacement des deux récompenses tandis que le rival n’avait connaissance que de l’emplacement de la récompense A. Les deux individus choisissaient ensuite un gobelet à tour de rôle, de sorte que le sujet avait l’occasion, dans certains essais, de choisir le premier, tandis que dans d’autres il ne choisissait qu’après son rival. Les chimpanzés faisaient leur premier choix en privé, si bien que, lorsqu’il choisissait après son rival, le sujet n’avait pas connaissance du gobelet que celui-ci avait choisi (et inversement).
92Si le sujet est en mesure de comprendre l’état de connaissance (emplacement de la récompense A) ou d’ignorance (emplacement de la récompense B) du rival, il devrait montrer une préférence pour la récompense B lorsqu’il choisit après ce dernier, tandis que ce ne devrait pas être le cas lorsqu’il choisit en premier. Dans cette dernière situation, le sujet, s’il est en mesure d’anticiper le choix du rival, devrait même montrer une préférence pour la récompense A, car cela lui permettrait de maximiser ses gains (en ayant une chance d’obtenir la récompense B au tour suivant).
93Les résultats obtenus par Kaminski et al. (2008) révèlent que les sujets montraient effectivement une préférence pour la récompense B lorsqu’ils choisissaient après leur rival, mais qu’ils étaient aussi susceptibles d’opter pour la récompense A que pour la récompense B lorsqu’ils choisissaient en premier.
94Les chimpanzés seraient ainsi capables d’inférer le choix fait par leur rival à partir de ce que ce dernier a vu quelques instants auparavant, mais ils ne seraient pas en mesure d’anticiper ce choix. Il faut cependant noter, suite à ce dernier point, que des enfants de 6 ans confrontés à la même procédure expérimentale que les chimpanzés ne montraient pas non plus cette stratégie d’anticipation dès les premiers tests, mais la développaient au fur et à mesure de ceux-ci. Cette observation suggère que la capacité d’anticiper le choix du rival serait relativement exigeante du point de vue cognitif, davantage que la capacité d’inférer son choix précédent.
95L’expérience de Kaminski et al. (2008) permettait, contrairement à celle de Hare et al. (2001), de tester une variante de l’hypothèse de l’œil maléfique : « évite ce morceau de nourriture si le dominant l’a vu à cet endroit précis ». Étant donné que les sujets n’ont pas évité la récompense A lorsqu’ils choisissaient avant leur rival, y compris dans la condition contrôle où ce dernier était présent au moment de leur choix, les auteurs concluent que cette règle comportementale ne peut pas rendre compte de la performance des chimpanzés.
96Les expériences de Hare et al. (2001) et de Kaminski et al. (2008) laissent donc penser que les chimpanzés sont en mesure de déterminer si leurs congénères sont informés ou ignorants d’un fait. Cette hypothèse est également soutenue par une étude de Crockford et al. (2012). Bien qu’étant aussi expérimentale, cette étude, contrairement aux précédentes, a été réalisée en milieu naturel, auprès d’une population de chimpanzés sauvages. En exposant ces derniers à des prédateurs factices, les auteurs ont constaté qu’ils étaient plus susceptibles d’émettre des cris d’alarme lorsqu’ils se trouvaient avec des congénères qui ignoraient la présence du danger, c’est-à-dire des individus qui n’avaient pas vu le prédateur, ni entendu les cris d’alarme précédents, plutôt qu’avec des congénères déjà informés.
97L’étude de Crockford et al. (2012) est intéressante, car elle suggère que les chimpanzés conçoivent que les autres acquièrent des connaissances à la fois par le biais de ce qu’ils voient, mais aussi de ce qu’ils entendent. D’autre part, les expériences réalisées en captivité nous renseignent sur ce que les primates sont capables de faire plutôt que sur ce qu’ils font réellement en milieu naturel. Ainsi, les résultats obtenus par Crockford et al. (2012) auprès des chimpanzés de la forêt de Budongo (Ouganda), révèlent non seulement que ces singes ont la capacité de se représenter certains des états mentaux de leurs congénères, mais aussi qu’ils mettent en pratique cette aptitude, actualisant régulièrement les informations dont ils disposent à ce sujet et tenant compte de celles-ci dans leurs actions (voir aussi Crockford et al., 2017 ; Schel et al., 2013).
98Une recherche conduite par Bräuer et al. (2008) suggère cependant que la compréhension qu’ont les chimpanzés de la perspective auditive des autres et des connaissances qui en découlent serait plus limitée que celle dont ils font preuve dans la modalité visuelle.
99Ces chercheurs ont repris le protocole expérimental utilisé par Hare et al. (2000, 2001) pour tester la capacité des chimpanzés à comprendre la perspective auditive des autres et les connaissances acquises par le biais de celle-ci. Trois conditions expérimentales ont été utilisées. Un ou deux morceaux de nourriture, selon les conditions, étaient disposés dans une pièce qui comprenait deux barrières visuelles. Le sujet assistait à la mise en place de la nourriture dans toutes ces conditions, tandis que le dominant, lui, n’avait aucun accès visuel à celle-ci bien qu’il soit présent. Dans la première condition (« deux morceaux »), un morceau de nourriture était disposé derrière chacune des deux barrières visuelles présentes dans la pièce (c.-à-d. du côté du subordonné). Un morceau était déposé bruyamment par l’expérimentateur, l’autre silencieusement. Dans la deuxième condition (« bruit »), un seul morceau était placé bruyamment derrière l’une ou l’autre des barrières visuelles. Enfin, la dernière condition (« silence ») était similaire à la précédente, mais cette fois le morceau était disposé silencieusement. Étant donné que le dominant n’était jamais témoin, visuellement, de la dissimulation de la nourriture, seul le bruit émis par l’expérimentateur au moment de sa disposition pouvait lui permettre d’en connaître l’emplacement. Ainsi, si les sujets sont capables de se représenter la perspective auditive du dominant, ils devraient, dans la première condition (« deux morceaux ») opter pour le morceau qui a été disposé silencieusement plutôt que pour celui qui a été disposé bruyamment, et ils devraient approcher plus souvent la nourriture dans la troisième condition (« silence »), plutôt que dans la deuxième (« bruit »).
100Or ce n’est pas ce qui a été observé puisque les sujets choisissaient au hasard dans la première condition, et étaient aussi susceptibles d’approcher la nourriture dans la deuxième condition que dans la troisième. Ils étaient pourtant capables, dans une condition contrôle, d’utiliser le bruit pour localiser un morceau de nourriture dont ils n’avaient pas pu voir l’emplacement (Bräuer et al., 2008).
101Ainsi, contrairement aux résultats de Crockford et al. (2012), ceux de Bräuer et al. (2008) suggèrent que les chimpanzés ne sont pas en mesure de se représenter la perspective auditive des autres ou d’en déduire leurs connaissances. Ces résultats divergent également de ceux de Melis et al. (2006), qui rapportaient que ces singes savent tirer profit de la perspective auditive d’un humain avec lequel ils sont en compétition.
102Selon Bräuer et al. (2008), la divergence entre leurs résultats et ceux de Melis et al. (2006), mais aussi ceux de Santos et al. (2006) obtenus auprès de macaques rhésus, pourrait s’expliquer par le fait que dans ces deux dernières études c’était le sujet lui-même qui produisait le bruit, tandis que dans la leur le bruit était produit par l’expérimentateur. Il est donc possible que, dans les études de Melis et al. (2006) et de Santos et al. (2006), les sujets aient simplement eu recours à une règle comportementale (du type : « dans telle situation je dois éviter de faire du bruit »).
103Rappelons également que, dans la troisième expérience de Hare et al. (2001), les chimpanzés n’avaient pas non plus montré de préférence pour le morceau qui avait été dissimulé en l’absence du dominant plutôt que pour celui qui avait été placé en sa présence. D’ailleurs, selon une étude récente, la capacité des enfants humains à attribuer des états mentaux aux autres se développerait au même rythme indépendamment de la modalité sensorielle des stimuli (qu’ils soient visuels ou auditifs, Hasni et al., 2017), si bien que l’on peut s’attendre à ce que les primates démontrent également des compétences similaires dans ces deux modalités sensorielles.
104De nouvelles études sont donc nécessaires pour mieux circonscrire les compétences de ces grands singes en matière d’attribution de connaissances, tant celles acquises par le biais de la vue que celles acquises par le biais de l’ouïe.
105Pour ce qui est des autres espèces de primates, Cheney et Seyfarth (2007) rapportent quelques observations qui laissent penser que les babouins chacma, contrairement aux chimpanzés, ne tiennent pas compte de l’état des connaissances de leur auditoire lorsqu’ils vocalisent. Ces chercheurs soulignent en effet que le pouvoir informatif des vocalisations de ces singes est peu exploité par les individus qui les produisent. Ces émetteurs sont fréquemment en position de fournir à leurs congénères des informations qui leur font défaut, mais ne mettent pas à profit ces occasions, y compris lorsqu’il serait dans leur intérêt de le faire.
106Rendall, Cheney et Seyfarth (2000) ont ainsi remarqué que les mères qui, lors de mouvements de groupe, entendent leur enfant produire une vocalisation indiquant qu’il a perdu contact avec le groupe, vocalisent rarement en retour pour l’informer de l’endroit où elles se trouvent. Ces femelles reconnaissent pourtant qu’il s’agit de leur enfant puisqu’elles ont tendance à regarder dans la direction du cri, ce qui n’est pas le cas lorsque le cri provient d’un autre jeune. Toutefois, elles ne vocaliseront en réponse à l’appel de leur enfant que si elles sont elles-mêmes isolées du groupe, ce qui laisse croire qu’elles réagissent alors à leur propre situation et non à celle de leur enfant. Comme le résument Cheney et Seyfarth : « It is as if they were thinking “That’s Shashe calling. Hey, I’d really like to be with Shashe now”, rather than “Shashe’s lost; I’ll let her know where I am” » (Cheney et Seyfarth, 2007, p. 161).
107Cette observation et quelques autres du même ordre ont amené ces chercheurs à avancer que les babouins chacma ne seraient pas en mesure de comprendre que les connaissances des autres peuvent être différentes des leurs (Cheney et Seyfarth, 2007).
108Cependant, les macaques rhésus, qui sont pourtant proches, au niveau phylogénétique, des babouins chacma, seraient pour leur part capables de déterminer si un individu est informé ou ignorant d’un fait.
109Dans l’étude de Santos et al. (2006) vue précédemment, des macaques rhésus qui étaient en compétition avec un humain préféraient lui dérober un morceau de nourriture placé dans une boîte « silencieuse » plutôt qu’un morceau identique, mais se trouvant dans une boîte « bruyante ». Ils n’exprimaient cette préférence que lorsque l’humain n’était pas en mesure de les voir, choisissant au contraire de façon aléatoire quand ce dernier regardait dans leur direction. Selon les auteurs, ces résultats indiquent que les macaques saisissaient qu’ils auraient informé l’expérimentateur de leur méfait en choisissant la boîte « bruyante » dans la condition expérimentale où ce dernier regardait ailleurs, mais que choisir cette boîte ne lui aurait fourni aucune information additionnelle dans la condition où il pouvait voir leur approche. Ainsi, comme mentionné précédemment, ces singes seraient en mesure de se représenter la perspective auditive des autres, et comprendraient également que cette modalité sensorielle permet d’acquérir des connaissances (mais voir aussi Costes-Thiré et al., 2015a).
110Une étude réalisée par Marticorena et al. (2011) avance que ces singes feraient preuve des mêmes compétences dans la modalité visuelle. Ces chercheurs ont repris le protocole expérimental que les psychologues du développement Onishi et Baillargeon (2005) avaient élaboré pour analyser les compétences en matière de théorie de l’esprit d’enfants de 15 mois, soit d’enfants qui commencent tout juste à s’exprimer verbalement.
111Le protocole expérimental développé par Onishi et Baillargeon (2005) s’appuie sur le paradigme de non-conformité aux attentes (violation-of-expectation paradigm). Ce paradigme tire profit de la tendance des individus à réagir davantage aux situations qui vont à l’encontre de leurs attentes qu’à celles qui, au contraire, sont congruentes avec celles-ci. Il permet ainsi d’interroger, de « faire parler », des êtres qui, comme les animaux ou les très jeunes enfants, ne sont pas en mesure de répondre verbalement aux questions que l’on souhaite leur adresser.
112Pour déterminer si ces individus possèdent une compétence donnée, les chercheurs pourront ainsi les exposer, d’une part, à une situation qui va à l’encontre des attentes qu’ils devraient avoir développées s’ils possèdent effectivement cette compétence (situation inattendue) et, d’autre part, à une situation conforme à ces mêmes attentes (situation attendue). Ainsi, si les sujets ont la compétence en question, ils devraient exprimer de la surprise dans la première situation, mais pas dans la deuxième. La mesure utilisée pour évaluer la réaction des sujets est généralement la durée du regard, celle-ci augmentant sous l’effet de la surprise.
113Marticorena et al. (2011) ont utilisé le paradigme de non-conformité aux attentes dans la modalité visuelle en exposant les macaques à un dispositif expérimental constitué de deux boîtes, une verte et une blanche, reliées entre elles par une bande coulissante (Figure 5). Cette bande coulissante permettait le déplacement d’un objet, en l’occurrence un citron en plastique, d’une boîte à l’autre. L’expérimentatrice, située derrière le dispositif, pouvait activer la bande coulissante sans que le singe soit témoin de son geste.
Figure 5
Protocole expérimental utilisé par Marticorena et al. (2011) pour évaluer la capacité des macaques rhésus à attribuer des connaissances aux autres (la boîte hachurée représente la boîte verte).
Experimental design used by Marticorena et al. (2011) to evaluate rhesus macaques’ ability to attribute knowledge to others (the hatched box represents the green box).
114Au début de l’expérience, le citron se trouvait dans la boîte verte et n’était donc pas visible. Lorsque le singe commençait à porter attention au dispositif, l’expérimentatrice faisait passer le citron de la boîte verte vers la boîte blanche à l’aide de la bande coulissante, tout en suivant attentivement ce déplacement. Une fois le citron dissimulé dans la boîte blanche, l’expérimentatrice activait à nouveau la bande coulissante afin que le citron ressorte de cette boîte et retourne dans la boîte verte. L’expérimentatrice essayait ensuite de récupérer le citron en glissant sa main soit dans la boîte verte (situation attendue), soit dans la boîte blanche (situation inattendue).
115Si les macaques rhésus sont en mesure d’attribuer des connaissances aux autres, ils devraient s’attendre à ce que l’expérimentatrice, parce qu’elle a été témoin des deux déplacements du citron, tente de le récupérer dans la boîte verte, soit celle où il se trouve effectivement. Ils exprimeraient alors de la surprise, en regardant plus longuement le dispositif, lorsque l’expérimentatrice cherche le citron dans la boîte blanche.
116Or c’est précisément ce qui a été observé par les chercheures, les amenant ainsi à conclure que les macaques rhésus, comme les chimpanzés, sont en mesure d’attribuer des connaissances aux autres (voir aussi Drayton et Santos, 2017, 2018).
117Cette conclusion est étayée par le fait que les macaques rhésus seraient capables de métacognition. Définie comme la capacité à « penser à ses pensées », la métacognition consiste donc à attribuer des états mentaux, non pas aux autres, mais à soi-même, et serait ainsi partie intégrante de la théorie de l’esprit telle que l’ont caractérisée Premack et Woodruff (1978).
118Des études ont montré que les macaques rhésus sont capables de déterminer s’ils possèdent les connaissances nécessaires à la résolution d’une tâche. Lorsqu’ils étaient testés à l’aide du paradigme de choix d’objet, ces singes, qui avaient la possibilité de regarder à l’intérieur des contenants avant de faire un choix, étaient en effet plus susceptibles de le faire s’ils n’avaient pas vu l’expérimentateur placer la récompense (condition expérimentale) plutôt que s’ils avaient assisté à cette étape (condition contrôle). Ceci suggère qu’ils étaient en mesure d’évaluer s’ils avaient suffisamment d’informations pour faire un choix adéquat, et qu’ils cherchaient à en acquérir davantage lorsque ce n’était pas le cas (Hampton et al., 2004 ; Rosati et Santos 2016 ; Beran et Smith 2011).
119Les macaques rhésus auraient également la capacité d’estimer la mémoire qu’ils ont conservée d’informations particulières. Hampton (2001) a présenté différentes images à deux macaques rhésus, puis les a soumis à un test dans lequel ils devaient, pour chaque question, reconnaître l’une de ces images parmi trois autres qui, elles, étaient nouvelles. Dans certains cas, les sujets avaient la possibilité de décliner une question et de passer directement à la suivante, auquel cas ils recevaient une petite récompense. Ils obtenaient par contre une plus grosse récompense s’ils répondaient correctement à une question, et n’avaient aucune récompense si leur réponse était erronée. Or, la performance des deux singes était meilleure pour le sous-ensemble des questions qui pouvaient être rejetées que pour celui des questions auxquelles ils étaient obligés de répondre. Ils étaient aussi plus susceptibles d’écarter une question qui pouvait l’être lorsque le délai entre celle-ci et la présentation initiale des images était long plutôt que lorsqu’il était court. Ces observations laissent croire que les macaques rhésus évaluaient effectivement la mémoire qu’ils avaient des images (Beran et al. 2006; Smith et al. 2010).
120Enfin, ces singes seraient aussi capables d’apprécier leur niveau d’assurance quant à des décisions prises auparavant. Son et Kornell (2005) ont appris à deux macaques rhésus à faire des mises à l’aide de jetons, lesquels pouvaient être échangés contre de la nourriture. Ces sujets étaient ensuite soumis à une série de tests et devaient, après chacun d’entre eux, parier sur leur propre performance. Ils pouvaient alors faire soit un pari risqué, qui leur permettait de gagner 3 jetons s’ils avaient réussi le test, mais leur faisait perdre 3 jetons en cas d’échec, soit un pari prudent qui leur assurait un jeton, quelle que soit leur performance dans le test. Les auteurs rapportent que les deux singes choisissaient plus souvent l’option risquée après un test qu’ils avaient réussi qu’après un test qu’ils avaient échoué, ce qui suggère qu’ils parvenaient à estimer leur niveau de certitude quant à la réussite des tests (Son et Kornell, 2005 ; Kornell et al., 2007 ; Morgan et al. 2014).
121Ces différentes études amènent donc à penser que les macaques rhésus auraient des aptitudes métacognitives. Ces aptitudes pourraient d’ailleurs être plus solides que celles dont a fait preuve jusqu’à présent une espèce de singes du Nouveau Monde, le capucin brun (voir Paukner et al., 2006 ; Beran et Smith, 2011 ; Vining et Marsh, 2015). Des recherches récentes indiquent toutefois que la différence entre les performances des capucins bruns et des macaques rhésus pourrait être en partie attribuable à une plus grande tolérance au risque de la part des premiers, plutôt qu’à la seule distribution phylogénétique des capacités métacognitives (élaborées chez les singes de l’Ancien Monde, rudimentaires chez ceux du Nouveau Monde), comme on le supposait auparavant (Beran et al., 2014; Beran et al. 2016).
122Des capacités de métacognition ont également été mises en évidence chez toutes les espèces de grands singes (bonobo : Call, 2010 ; chimpanzé : Call et Carpenter, 2001 ; Call, 2010 ; Beran et al., 2013; Bohn et al., 2017 ; gorille : Call, 2010 ; orang-outan : Call et Carpenter, 2001; Suda-King, 2008; Call, 2010 ; Marsh et MacDonald, 2012a, 2012b ; Mulcahy, 2016 ; Bohn et al., 2017), ainsi que chez d’autres espèces animales en dehors de l’ordre des primates (canidés : McMahon et al., 2010, mais voir aussi Bräuer et al., 2004 ; delphinidés : Smith et al., 1995 ; muridés : Foote et Crystal, 2007 ; Yuki et Okanoya, 2017 ; corvidés : Watanabe et al., 2014 ; Watanabe et Clayton, 2016 ; voir aussi Kornell, 2009 ; Smith, 2009 ; Smith et al., 2012 ; Terrace et Son, 2009, pour des revues de la littérature), et seraient déjà manifestes à l’âge d’un an chez les enfants humains (Goupil et Kouider, 2016).
123Néanmoins, les résultats de plusieurs de ces études ont, tout comme ceux des recherches qui portent sur l’attribution d’états mentaux à d’autres plutôt qu’à soi-même, fait l’objet d’interprétations alternatives (Carruthers, 2008 ; Crystal et Foote, 2009 ; Le Pelley, 2012) ; de sorte qu’il n’y a pas, à l’heure actuelle, de consensus quant à l’existence d’aptitudes à la métacognition chez d’autres espèces que l’humain (Crystal, 2014 ; Kornell, 2014 ; Smith et al., 2014).
124Si certaines espèces de primates, comme le chimpanzé et le macaque rhésus, semblent en mesure d’attribuer des connaissances aux autres, qu’en est-il des croyances ?
125Pour tester la capacité à attribuer des croyances aux autres, les chercheurs recourent à des situations expérimentales dans lesquelles le sujet est exposé à un individu qui développe une croyance erronée. Pour réussir ces tests, il faut ainsi être en mesure de comprendre qu’un tiers peut avoir une croyance qui n’est pas conforme à la réalité, soit une « fausse croyance » selon l’expression consacrée.
126La compréhension des fausses croyances est d’ailleurs considérée comme la caractéristique fondamentale de la théorie de l’esprit. En effet, comprendre les fausses croyances, c’est comprendre que les représentations que l’on se fait du monde qui nous entoure sont, précisément, des représentations, et non des reflets directs, fidèles, de la réalité (Wellman et al., 2001 ; Scott et Baillargeon, 2017).
127L’expérience classique utilisée en psychologie pour tester la capacité des enfants à comprendre les fausses croyances est celle de « Sally et Anne » (Wimmer et Perner, 1983 ; Baron-Cohen et al., 1985). Dans celle-ci, l’expérimentateur raconte une courte histoire aux enfants, tout en l’illustrant à l’aide de poupées ou de marionnettes. Au début de cette histoire, Sally range un jouet dans un panier puis quitte la pièce. En son absence, Anne le déplace pour le mettre dans une boîte, puis elle sort à son tour de la salle. Sally revient et l’expérimentateur demande alors aux enfants à quel endroit elle va chercher son jouet.
128Si les enfants sont en mesure d’attribuer de fausses croyances aux autres, ils devraient répondre que Sally, ignorant qu’Anne a déplacé son jouet, le cherchera dans le panier, et ce, en dépit du fait que cette réponse va à l’encontre de leur propre état mental (c.-à-d. de leur connaissance de l’emplacement réel du jouet).
129Le test de Sally et Anne nécessitant une réponse verbale, il ne peut être appliqué tel quel aux primates. Néanmoins, le principe sous-jacent, celui dit du « changement d’emplacement », peut être transposé. Plusieurs études ont ainsi adapté ce principe aux grands singes, généralement en le combinant au paradigme de choix d’objet. Ces expériences ont chacune leurs particularités, mais leur déroulement global s’apparente à celui qui suit.
130Une expérimentatrice cache un morceau de nourriture dans l’un des contenants en présence du sujet et d’un autre individu qui peut, selon les études, être un humain (Call et Tomasello, 1999 ; O’Connell et Dunbar, 2003 ; Krachun et al., 2009) ou un congénère (Kaminski et al., 2008), et coopérer (Call et Tomasello, 1999 ; O’Connell et Dunbar, 2003) ou être en compétition (Kaminski et al., 2008; Krachun et al., 2009) avec le sujet. Cet autre individu joue le rôle d’informateur, de façon intentionnelle en contexte de coopération, ou involontaire en contexte de compétition. C’est en effet lui qui indiquera un contenant au sujet, en le désignant explicitement (contexte coopératif) ou en tendant la main pour s’en emparer, mais sans y parvenir (contexte compétitif). Au moment où l’expérimentatrice place la récompense, cet informateur est en mesure de voir toute l’opération. L’accès visuel du sujet est en revanche restreint, de sorte qu’il sait qu’une récompense est en train d’être placée dans l’un des contenants, mais ne peut voir lequel. Une fois la récompense cachée, l’informateur quitte la salle. En son absence, l’expérimentatrice change la récompense de contenant (là encore, le sujet est présent et sait que la nourriture est en train d’être déplacée, mais n’est pas en mesure de voir son emplacement exact). L’informateur revient ensuite dans la pièce et indique alors au sujet le contenant qui, selon lui, abrite la récompense.
131Ainsi, si le sujet est en mesure d’attribuer de fausses croyances aux autres, il devrait comprendre que l’informateur se trompe sur l’emplacement de la nourriture et il éviterait donc de choisir le contenant que ce dernier lui indique.
132Toutes les études de ce type ont abouti à des résultats négatifs ou, au mieux, ambigus (O’Connell et Dunbar, 2003 ; Krachun et al., 2009), et ce, qu’elles aient été réalisées en contexte coopératif (Call et Tomasello, 1999 ; O’Connell et Dunbar, 2003), compétitif (contre un congénère : Kaminski et al., 2008 ; ou contre un humain : Krachun et al., 2009) ou neutre (Krachun et al., 2010).
133Comme mentionné précédemment, si le déroulement de ces études est relativement similaire, chacune a ses spécificités (l’étude de Krachun et al., 2010, repose d’ailleurs sur le paradigme dit du « changement de contenu » plutôt que sur celui du changement d’emplacement), si bien que les échecs des grands singes refléteraient effectivement leur incapacité à comprendre les fausses croyances, plutôt qu’une inadéquation des méthodes employées pour les mettre à l’épreuve.
134Cette absence de compréhension des fausses croyances de la part des primates n’est d’ailleurs pas si surprenante étant donné qu’il est communément admis que cette aptitude apparaît assez tard chez l’enfant comparativement aux autres composantes de la théorie de l’esprit. En effet, ce n’est que vers l’âge de 4 ans que les enfants réussissent le test de Sally et Anne (voir Wellman et al., 2001, pour une méta-analyse). Avant cet âge, ils tendent à répondre que Sally devrait chercher son jouet dans la boîte, où il se trouve réellement, ce qui suggère qu’ils ne sont pas en mesure de se représenter la croyance de Sally et lui attribuent leur propre état mental.
135Cependant, en 2005, une étude réalisée par Onishi et Baillargeon a marqué un tournant dans les recherches sur la théorie de l’esprit chez l’enfant. Cette étude, basée sur le paradigme de non-conformité aux attentes, et dont le protocole a été repris par Marticorena et al. (2011) auprès de macaques rhésus (voir, ci-dessus, la section 3.2.2 Connaissances), rapportait des résultats suggérant que les enfants sont en mesure d’appréhender les fausses croyances bien avant l’âge de 4 ans (voir également Clements et Perner, 1994).
136Onishi et Baillargeon (2005) ont en effet exposé des enfants de 15 mois à une situation dans laquelle une expérimentatrice ayant une fausse croyance quant à l’emplacement d’un jouet cherchait à récupérer celui-ci dans l’une ou l’autre de deux boîtes. Ces enfants réagissaient davantage (c.-à-d. présentaient des temps de regard plus longs) lorsque l’expérimentatrice cherchait le jouet dans la boîte où il se trouvait effectivement (situation inattendue) plutôt que dans celle où elle devait penser qu’il se trouvait (situation attendue).
137Ces résultats ont amené Onishi et Baillargeon (2005) à avancer que des enfants dont les capacités langagières sont encore très restreintes ont une compréhension implicite des fausses croyances. D’après Scott et Baillargeon (2017), la différence entre les résultats de cette étude, qui recours à un test non verbal, et ceux obtenus par le biais de la tâche verbale de Sally et Anne s’expliquerait par le fait que cette dernière nécessite non seulement la capacité d’attribuer aux autres des croyances différentes des siennes et de la réalité, mais aussi d’autres capacités cognitives relativement exigeantes (p. ex. la capacité à comprendre sans équivoque la question de l’expérimentateur, ou celle d’inhiber son propre état mental). La sollicitation simultanée de ces différents processus mentaux entraînerait ainsi une surcharge cognitive qui empêcherait les jeunes enfants de répondre correctement à la question posée par l’expérimentateur, et donc de démontrer explicitement leur compréhension des fausses croyances.
138L’adjectif « implicite » a d’ailleurs été utilisé à l’origine par Clements et Perner (1994) pour qualifier la performance d’enfants de 3 ans dans un test similaire à celui de Sally et Anne : à l’issue de l’histoire, ces enfants regardaient l’emplacement approprié (celui où le personnage devait croire que l’objet se trouvait), mais c’est l’autre emplacement qu’ils nommaient en réponse à la question de l’expérimentateur. Ainsi, le terme « implicite » qualifie ici une manifestation non verbale de la capacité d’attribution d’états mentaux, par opposition à l’expression verbale, « explicite », de cette même capacité. Comme l’a souligné Whiten (1996), une telle conception pose problème lorsqu’il est question d’êtres qui ne communiquent pas verbalement, comme les animaux ou les très jeunes enfants, puisqu’elle leur refuse ipso facto toute compétence « explicite ». Si bien que, aujourd’hui, l’adjectif « implicite » est habituellement utilisé pour décrire une réflexion en termes d’états mentaux qui est rapide, qui se fait de façon automatique, tandis que le terme «explicite» indique une réflexion que l’on suppose plus approfondie, plus consciente et contrôlée. Une certaine confusion demeure toutefois quant à la signification de ces termes, puisque les chercheurs ne les utilisent pas toujours pour désigner la même chose (Heyes, 2014). De plus, l’existence même de ces processus rapides et automatiques permettant une compréhension implicite des états mentaux est remise en cause (p. ex. Conway et al., 2017). Apperly et Butterfill (2009 ; Butterfill et Apperly, 2013), mais aussi Heyes (2014) ont en effet avancé que les performances attribuées à de tels processus pourraient en fait résulter d’autres mécanismes cognitifs qui, eux, n’impliqueraient pas le moindre état mental (les premiers évoquent un système qu’ils nomment minimal theory of mind et la seconde une faculté appelée submentalizing, voir Meunier, 2017, pour un résumé de ces hypothèses).
139Quoi qu’il en soit, d’autres études sont, suite à celle d’Onishi et Baillargeon (2005), venues corroborer l’hypothèse d’une compréhension implicite des fausses croyances par de très jeunes enfants (voir notamment Southgate et al., 2007 ; Surian et al., 2007 ; Buttelmann et al., 2009) ; de même que Scott et Baillargeon, 2017, pour une revue récente), ainsi que le caractère universel de cette compétence précoce (Barrett et al., 2013).
140Marticorena et al. (2011) ont utilisé le protocole développé par Onishi et Baillargeon (2005) pour tester à la fois la capacité des macaques rhésus à attribuer aux autres des connaissances (voir la section 3.2.2 Connaissances et la Figure 5) et leur capacité à se représenter les croyances des autres.
141Les résultats de leur étude suggèrent que ces singes ne comprennent pas les fausses croyances, même de façon implicite. Contrairement aux enfants de 15 mois testés par Onishi et Baillargeon (2005), les macaques rhésus avaient en effet des réactions similaires lorsqu’une expérimentatrice ayant une fausse croyance sur l’emplacement d’un objet — car n’ayant pas été témoin de son dernier déplacement (Figure 6) — cherchait celui-ci à l’endroit où il se trouvait réellement (situation inattendue) et quand elle le cherchait à l’endroit où elle devait penser qu’il se trouvait (situation attendue).
Figure 6
Protocole expérimental utilisé par Marticorena et al. (2011) pour évaluer la capacité des macaques rhésus à attribuer de fausses croyances aux autres (la boîte hachurée représente la boîte verte).
Experimental design used by Marticorena et al. (2011) to evaluate rhesus macaques’ ability to attribute false beliefs to others (the hatched box represents the green box).
142Si les macaques ne comprennent pas les fausses croyances, ils comprendraient toutefois les « vraies croyances », c’est-à-dire les croyances qui sont congruentes avec la réalité. Marticorena et al. (2011) l’ont vérifié en confrontant ces singes à un protocole expérimental similaire à celui utilisé pour les fausses croyances, la seule différence étant que l’objet restait cette fois à l’emplacement où l’expérimentatrice l’avait vu pour la dernière fois plutôt que de changer de position en son absence (Figure 7). La croyance de l’expérimentatrice était ainsi conforme à la réalité.
Figure 7
Protocole expérimental utilisé par Marticorena et al. (2011) pour évaluer la capacité des macaques rhésus à attribuer de vraies croyances aux autres (la boîte hachurée représente la boîte verte).
Experimental design used by Marticorena et al. (2011) to evaluate rhesus macaques’ ability to attribute true beliefs to others (the hatched box represents the green box).
143On peut ici noter que, dans le cadre de la recherche sur la théorie de l’esprit, une distinction est parfois faite — et généralement de façon implicite — entre une vraie croyance et une connaissance. Cette distinction repose sur l’existence, dans le cas de la vraie croyance, d’une période d’absence ou d’inattention de l’individu. Celle-ci rend en effet possible la survenue d’un changement à son insu (bien qu’aucun changement ne se produise), de sorte que ce qui était, avant cette période, une connaissance, devient ensuite une croyance (vraie).
144C’est donc l’inclusion d’une période d’absence de l’expérimentatrice qui a permis à Marticorena et al. (2011) de mettre en évidence le fait que les macaques rhésus comprennent les croyances congruentes avec la réalité. Ces singes réagissaient en effet de la même façon qu’ils le faisaient dans l’expérience sur l’attribution de connaissances : ils regardaient plus longuement le dispositif lorsque l’expérimentatrice cherchait l’objet au mauvais endroit (situation inattendue) que lorsqu’elle le cherchait à son emplacement réel (situation attendue).
145Selon Marticorena et ses collègues, ces résultats confirment que les macaques rhésus sont capables d’attribuer des connaissances aux autres, en ce sens qu’ils peuvent déterminer si un individu est informé ou ignorant d’un fait en se basant sur ce que cet individu en a vu. Le fait que ces singes aient réagi de la même façon à la situation attendue et à la situation inattendue lorsque l’expérimentatrice avait une fausse croyance suggère qu’ils comprenaient que celle-ci n’avait pas connaissance du deuxième déplacement du citron. Ce patron de réponse semble en effet indiquer qu’ils s’attendaient à ce qu’elle cherche le citron au hasard, dans l’une ou l’autre boîte. Un comportement qui s’apparente à celui des jeunes enfants, lesquels anticipent qu’un individu qui ignore l’emplacement d’un objet se mettra à le chercher de façon aléatoire (à noter que l’une des auteures de l’étude, Laurie Santos, est cependant revenue sur cette interprétation par la suite : voir Martin et Santos, 2016).
146Bien qu’ils comprenaient apparemment que, dans le test sur les fausses croyances, l’expérimentatrice ignorait le deuxième déplacement du citron, les macaques ne parvenaient pas à en déduire son attente quant à son emplacement. Le même profil de performance a d’ailleurs été observé chez les chimpanzés dans les études de Hare et al. (2001) et de Kaminski et al. (2008). Chacune d’elles comportait une condition expérimentale dans laquelle un congénère, en compétition avec le sujet pour de la nourriture, était amené à développer une fausse croyance sur son emplacement (car il voyait la nourriture être dissimulée à un endroit avant qu’elle ne soit déplacée en son absence). Or, les chimpanzés se comportaient alors comme si leur rival était simplement ignorant et n’avait donc aucune attente particulière quant à l’emplacement de la nourriture, alors qu’en lui attribuant une fausse croyance ils auraient pu prédire son comportement et ainsi augmenter leurs chances d’obtenir eux-mêmes cette nourriture. Comme le résume Legrain (2013, p. 9) : « Même si les [singes] sont incapables d’attribuer de fausses croyances, ils sont tout de même capables d’adapter leur comportement à l’état de connaissance ou d’ignorance qu’ils attribuent à leurs congénères. Cette distinction peut être expliquée par le fait que la compréhension de l’état d’ignorance est indispensable au développement de l’état de fausse croyance. L’attribution de ce dernier nécessite néanmoins une étape inférentielle supplémentaire que les singes ne sont pas en mesure de réaliser. »
147Chez l’enfant humain, la compréhension de l’état de connaissance/ignorance survient d’ailleurs avant celle de l’état de vraie croyance/fausse croyance (Wellman et Liu, 2004).
148Les macaques rhésus auraient ainsi la faculté de se représenter les états mentaux qui sont congruents avec la réalité, mais pas ceux qui vont à son encontre (Marticorena et al. 2011). Une autre étude, issue du même groupe de recherche et sur laquelle nous allons maintenant nous pencher, étaye cette conclusion.
149Une des difficultés de la plupart des tests de fausses croyances est que leur réussite nécessite d’avoir en tête deux représentations mentales contradictoires : la sienne (connaissance) et celle du personnage (fausse croyance). Ainsi, comme le suggèrent plusieurs études, il est possible que les enfants de moins de 4 ans aient une certaine compréhension de la fausse croyance de Sally, mais ne parviennent pas à inhiber leur propre état mental (connaissance) au moment de répondre à la question de l’expérimentateur (Scott et Baillargeon, 2017). C’est ce qui a amené Kovács et al. (2010) à développer un protocole expérimental qui ne nécessite pas de prédire ou d’interpréter le comportement d’un individu ayant une fausse croyance, comme c’était le cas dans l’étude d’Onishi et Baillargeon (2005), mais seulement de se représenter son état mental.
150Le protocole en question vise à déterminer si le sujet est influencé par les croyances d’un tiers, y compris dans des situations où ces dernières ne sont d’aucune pertinence pour lui. On peut en effet s’attendre à un tel phénomène dans le cas d’une compréhension implicite des fausses croyances (c.-à-d. d’un traitement rapide et inconscient de ces états mentaux, comme vu précédemment dans la section 3.3.7 Compréhension implicite et compréhension explicite des fausses croyances). Des scènes dans lesquelles un personnage observe attentivement les déplacements d’un objet sont ainsi présentées au sujet. L’accès visuel, tant de ce dernier que du personnage, à ces déplacements est manipulé de façon à créer 4 situations expérimentales différentes : a) le sujet et le personnage ont une fausse croyance quant à l’emplacement de l’objet, b) seul le sujet a une fausse croyance, c) seul le personnage a une fausse croyance, d) ni le sujet, ni le personnage, n’a de fausse croyance à cet égard. La comparaison la plus importante concerne les deux dernières situations, car si les croyances du personnage affectent le sujet, ce dernier devrait avoir une réaction différente lorsque l’état mental du personnage est différent du sien et non congruent avec la réalité (situation c, ou condition expérimentale) et lorsque l’état mental du personnage concorde au contraire avec le sien (situation d, ou condition contrôle), et ce, bien que son propre état mental (vraie croyance) demeure inchangé à travers ces deux situations.
151Martin et Santos (2014) ont repris ce protocole expérimental dans le but de soumettre les macaques rhésus à un test vraisemblablement moins exigeant cognitivement, donc plus susceptible de révéler leurs éventuelles compétences. Ces primates n’ont cependant démontré aucune compréhension des fausses croyances dans cette nouvelle expérience. De fait, alors que les enfants de 7 mois testés par Kovács et al. (2010) regardaient plus longuement le dispositif expérimental lorsqu’ils étaient exposés à un événement conforme à leur croyance, mais contraire à celle d’un tiers (condition expérimentale), qu’à un événement conforme à la fois à leur croyance et à celle du tiers (condition contrôle), suggérant ainsi une considération de la croyance de ce dernier, ce n’était en revanche pas le cas des macaques rhésus.
152Les primates ayant, jusqu’à tout récemment, échoué à tous les tests de compréhension des fausses croyances, les chercheurs s’entendaient sur le fait que cette aptitude semblait propre à notre espèce. Deux nouvelles études viennent cependant remettre en question ce consensus et vont vraisemblablement constituer un tournant majeur pour la recherche sur la théorie de l’esprit chez les primates, tout comme cela a été le cas pour celle de Hare et al. (2000).
153La première, réalisée par Krupenye et al. (2016), s’inspire d’une expérience d’anticipation du regard développée par Southgate et al. (2007) pour tester des enfants de 25 mois. Dans ces expériences, les sujets se voient présenter des vidéos dans lesquelles un acteur a une fausse croyance quant à l’emplacement d’un objet. Une technologie permettant de suivre le regard est utilisée pour déterminer à quel endroit les sujets s’attendent à voir l’acteur chercher l’objet.
154Trois espèces de grands singes, le bonobo, le chimpanzé et l’orang-outan ont ainsi été exposées à une vidéo dans laquelle un homme déguisé en singe, dénommé King Kong par les auteurs de l’étude, dérobe un objet à un acteur et le dissimule sous l’une des deux boîtes présentes dans la pièce. L’acteur, qui a vu l’objet être placé sous l’une des boîtes, est ensuite chassé de la pièce par King Kong. Ce dernier récupère alors l’objet et l’emporte hors de la salle. Après quoi l’acteur reparaît et se place entre les deux boîtes, tout en veillant à ne regarder aucune d’elles afin de ne pas fournir d’indices aux singes.
155Krupenye et al. (2016) rapportent que, au moment où l’acteur revenait dans la salle pour chercher l’objet, la grande majorité des individus regardait spontanément la boîte sous laquelle King Kong l’avait temporairement caché. Ces résultats laissent donc penser que les grands singes s’attendaient à ce que l’acteur tente de récupérer l’objet à l’endroit où il devait croire qu’il se trouvait, bien qu’eux-mêmes savaient qu’il n’était plus dans la pièce.
156La réussite de ce test, et d’autres tests basés sur le principe du changement d’emplacement, peut cependant faire l’objet d’une autre interprétation : les sujets pourraient recourir à une règle comportementale telle que « un individu cherchera un objet au dernier endroit où il l’a vu », sans réellement comprendre la fausse croyance de l’acteur.
157L’hypothèse selon laquelle chimpanzés, bonobos et orangs-outans auraient une compréhension implicite des fausses croyances est toutefois étayée par une étude de Buttelmann et al. (2017).
158Buttelmann et al. (2017) ont mis à l’épreuve ces trois mêmes espèces de grands singes dans une expérience nécessitant une réponse comportementale (par opposition à celles qui ne se penchent que sur la direction ou la durée du regard). Les singes devaient en effet intervenir auprès d’un expérimentateur. Ce dernier se trouvait face à deux boîtes et cherchait à ouvrir le couvercle de l’une d’elles, sans y parvenir. Peu de temps auparavant, cet expérimentateur avait joué avec un objet puis l’avait placé dans l’une des deux boîtes. L’objet avait ensuite été déplacé dans l’autre boîte par une assistante. La boîte que l’expérimentateur cherchait à ouvrir suite à ces événements était toujours la boîte vide, mais deux conditions étaient utilisées. Dans l’une d’elles, l’expérimentateur avait une vraie croyance quant à la boîte contenant l’objet, car, bien qu’ayant laissé l’assistante seule dans la pièce pendant un moment, il était revenu à temps pour la voir déplacer l’objet (condition contrôle). Dans l’autre, l’expérimentateur avait cette fois une fausse croyance puisque l’assistante avait déplacé l’objet en son absence (condition expérimentale). Les grands singes, qui avaient appris à ouvrir le couvercle des boîtes en question, se les voyaient confier suite à la tentative infructueuse de l’expérimentateur.
159La réussite de ce test nécessite que les grands singes attribuent à l’expérimentateur non seulement des croyances, mais aussi des buts. Le raisonnement de Buttelmann et al. (2017) est en effet le suivant : si les singes comprennent les croyances de l’expérimentateur, ils devraient, lorsque cette croyance est fausse (condition expérimentale), l’aider à ouvrir l’autre boîte plutôt que celle qu’il a ciblée. Car en le voyant chercher à ouvrir la boîte qui, selon sa fausse croyance, contient l’objet, les singes supposeraient que son but est de récupérer ce dernier. En revanche, lorsque la croyance de l’expérimentateur est conforme à la réalité (condition contrôle), les singes devraient supposer que le but de l’expérimentateur est véritablement d’ouvrir la boîte vide, car s’il avait voulu récupérer l’objet, il aurait choisi l’autre.
160Les résultats révèlent que les grands singes ouvraient plus souvent l’autre boîte, c’est-à-dire celle contenant l’objet, dans la condition expérimentale où l’expérimentateur avait une fausse croyance que dans la condition contrôle où sa croyance était conforme à la réalité.
161Une expérience de suivi a par ailleurs montré que ces résultats ne pouvaient pas être attribués à la seule compréhension de l’état de connaissance ou d’ignorance de l’expérimentateur plutôt qu’à une réelle compréhension de ses croyances. Cette deuxième expérience était très similaire à la précédente si ce n’est que cette fois l’expérimentateur, après avoir joué avec l’objet, ne le plaçait plus dans l’une des boîtes, mais le tendait à l’assistante qui se chargeait de le faire à sa place. Dans la condition contrôle, au lieu d’avoir une vraie croyance comme c’était le cas dans l’expérience précédente, l’expérimentateur ignorait l’emplacement de l’objet, car il quittait la pièce avant même que l’assistante ne le dispose dans l’une des boîtes. Dans la condition expérimentale, l’expérimentateur avait une fausse croyance : il sortait de la salle après avoir vu l’assistante mettre l’objet dans l’une des boîtes, mais cette dernière profitait ensuite de son absence pour le déplacer dans l’autre. Ainsi, si les grands singes ne comprennent pas les fausses croyances, mais seulement l’état de connaissance ou d’ignorance, leur comportement devrait être similaire dans les deux conditions, car ils ne distingueront pas l’expérimentateur qui a une croyance erronée quant à l’emplacement de l’objet de l’expérimentateur ignorant qui n’a développé aucune attente à cet égard.
162Or ce n’est pas ce qui est observé. Les résultats de cette deuxième expérience ressemblent à ceux de la première puisque les grands singes (bonobos, chimpanzés et orangs-outans) ouvraient plus souvent l’autre boîte, soit celle contenant l’objet, dans la condition expérimentale où l’expérimentateur avait une fausse croyance que dans la condition contrôle où il était ignorant. Ces primates distingueraient donc ignorance et fausse croyance et seraient en mesure d’attribuer ces états mentaux à d’autres individus.
163Il faut cependant noter que, dans la condition de vraie croyance de la première expérience (condition contrôle), les grands singes ne montraient pas de préférence pour la boîte que l’expérimentateur avait tenté d’ouvrir, c’est-à-dire la boîte vide. Ils étaient aussi susceptibles d’ouvrir celle-ci que d’ouvrir la boîte contenant l’objet. Ce comportement s’apparente à celui des enfants de 16 mois testés avec le même protocole expérimental, mais se distingue de celui des enfants de 18 mois (Buttelmann et al., 2009). Ces derniers montraient en effet une préférence pour la boîte vide, vraisemblablement parce qu’ils supposaient que le but de l’expérimentateur devait réellement être d’ouvrir cette boîte : s’il avait voulu l’objet, il aurait choisi l’autre boîte étant donné qu’il devait s’attendre à ce qu’il s’y trouve. Buttelmann et al. (2017) avancent différentes hypothèses pour rendre compte du patron de réponse des grands singes et des enfants de 16 mois, notamment qu’il était peut-être difficile pour ces deux groupes de se représenter le but de l’expérimentateur lorsqu’il ne semblait pas être de récupérer l’objet.
164Les études de Krupenye et al. (2016) et de Buttelmann et al. (2017) suggèrent donc que trois des quatre espèces de grands singes (bonobos, chimpanzés et orangs-outans - les gorilles n’ayant pas été testés) auraient une compréhension, certes limitée, des fausses croyances. Ils seraient capables, dans une certaine mesure et dans certaines situations, d’attribuer des croyances aux autres, d’adapter leur comportement à celles-ci, et de distinguer les croyances qui sont congruentes avec la réalité de celles qui ne le sont pas. Ces compétences ont aussi été rapportées chez des dauphins (Tschudin, 2001, 2006). Elles ne seraient pas présentes, en revanche, chez les macaques rhésus.
165D’autres études sont désormais nécessaires pour mettre à jour les raisons de la divergence entre les résultats rapportés par Krupenye et al. (2016) et Buttelmann et al. (2009) d’une part, et, d’autre part, ceux des recherches antérieures. Il serait également intéressant d’appliquer ces nouveaux protocoles expérimentaux à d’autres espèces de primates afin de déterminer si une forme de compréhension des fausses croyances s’étend au-delà de la famille des hominidés.
166Ces deux études suscitent déjà des discussions (p. ex. Andrews, 2017 ; Heyes, 2017 ; Kano et al., 2017 ; Krupenye et al., 2017 ; Leavens et al., 2017; Santiesteban et al., 2017) et devraient donc stimuler la recherche sur la théorie de l’esprit chez les primates.
167Près de 40 ans après la publication de l’article de Premack et Woodruff (1978), les études sur l’existence d’une théorie de l’esprit chez les chimpanzés se sont multipliées, mais celles réalisées auprès d’autres espèces de primates — et d’autres espèces animales — restent trop peu nombreuses, en dépit d’avancées notables. Ainsi, il est possible, à l’heure actuelle, de dresser un portrait relativement solide, bien que toujours sujet à changement, des compétences des grands singes, mais l’exercice est plus difficile en ce qui concerne les autres taxons au sein de l’ordre des primates. Les quatre décennies de recherche dans le domaine tendent cependant à montrer que l’attribution des buts et des intentions est largement répandue au sein de cet ordre, tandis que l’attribution de fausses croyances pourrait être propre aux hominidés (voir le Tableau I pour un résumé des aptitudes de ces animaux).
168Si l’on a longtemps cru les grands singes incapables d’attribuer aux autres des états mentaux non congruents avec la réalité, des études récentes sur les fausses croyances, mais aussi sur la distinction entre apparence et réalité, laissent penser qu’ils auraient tout de même une compréhension implicite de ce type d’états mentaux. De sorte que leur théorie de l’esprit serait en partie de nature « représentationnelle », dans la mesure où ils concevraient que les états mentaux ne sont pas de simples reflets, fidèles, de la réalité. Néanmoins, le fait qu’ils aient échoué à plusieurs tests d’attribution de fausses croyances, et qu’ils éprouvent des difficultés à concevoir que la perspective visuelle d’un congénère puisse être biaisée (attribution de perspective visuelle de niveau 2), indique que cet aspect représentationnel de leur théorie de l’esprit est vraisemblablement moins développé qu’il ne l’est au sein de notre espèce.
Tableau I
Les composantes de la théorie de l’esprit, leur présence chez les primates non humains et l’âge auquel elles commencent à se manifester chez l’humain.
Theory of mind components, their presence in nonhuman primates, and age of onset in humans.
169De plus, le débat central de ce domaine de recherche, soit celui opposant les chercheurs qui considèrent que les primates ont démontré, dans plusieurs études, une certaine compréhension des états mentaux, et ceux qui insistent sur le fait qu’aucune des études en question n’apporte de preuve à l’effet que ces animaux sont capables d’aller au-delà de l’application de règles comportementales, est toujours en vigueur. Bien qu’il ait incité les chercheurs à faire preuve d’inventivité dans leurs façons de mettre à l’épreuve les singes, certains le jugent désormais stérile et proposent de nouvelles approches (p. ex. van der Vaart et Hemelrijk, 2014), de sorte que l’on peut espérer des développements intéressants au cours des prochaines années.
170van der Vaart et Hemelrijk (2014) recommandent ainsi de s’intéresser davantage au mouvement de la cognition incarnée (embodied cognition), qui met l’accent sur le fait que les processus cognitifs sont profondément ancrés dans les interactions du corps avec son environnement, et soutient qu’étudier ces processus isolément conduit donc à ignorer les facteurs non cognitifs susceptibles d’influencer le comportement. Ces auteures prônent également le recours à la modélisation (modèles cognitifs, modèles basés sur l’individu), un outil méthodologique permettant de simuler le comportement de façon à évaluer les effets de diverses caractéristiques ou règles décisionnelles. Selon elles, ces deux approches permettraient de réduire les biais d’interprétation en faveur de la théorie de l’esprit (plutôt que de mécanismes cognitifs plus simples).
171D’autres chercheurs, comme de Waal (2016) et Leavens et al. (2017) déplorent quant à eux le fait que les primates, et les animaux en général, ne soient pas mis à l’épreuve dans des conditions aussi engageantes que celles dont bénéficient les humains. De fait, dans un article intitulé The mismeasure of ape social cognition, en référence au célèbre ouvrage de Gould (The mismeasure of man, 1981), Leavens et al. (2017) remarquent que les rares études qui comparent directement primates et humains ne le font pas de façon adéquate, puisque ces deux groupes de sujets n’ont pas la même préparation et ne sont pas testés dans le même environnement, ni à l’aide des mêmes procédures. Si bien qu’aucune ne peut prétendre avoir mis en évidence des différences intrinsèques entre l’humain et les autres primates en ce qui a trait à la cognition sociale.
172Il est par ailleurs important de rappeler que, dans ce domaine de recherche, les études portent souvent sur un nombre restreint d’individus. De plus, les performances des primates sont parfois fragiles et peuvent varier beaucoup d’une étude à l’autre, voire d’un individu à l’autre, selon le type de test ou de contexte. Cette variation interindividuelle n’est d’ailleurs pas surprenante étant donné qu’il existe également des différences individuelles non négligeables quant à l’âge auquel les enfants humains manifestent leur maîtrise des diverses aptitudes associées à la théorie de l’esprit (p. ex. certains démontreront une compréhension des fausses croyances dès 2 ans, tandis que d’autres ne le feront pas avant l’âge de 5 ans ; Wellman 2014).
173Quoi qu’il en soit, les études à venir devraient nous permettre de mieux cerner la nature des difficultés éprouvées par les primates en ce qui a trait à la compréhension d’états mentaux non congruents avec la réalité. Comme c’est le cas pour d’autres types de compétences (p. ex. l’utilisation d’outils), ce que l’on croyait être une différence de nature entre l’humain et ses plus proches parents — nous serions en mesure d’attribuer de fausses croyances à nos congénères tandis qu’eux en seraient incapables — serait davantage une différence de degré.
174Tomasello et al. (2005) ont d’ailleurs avancé que ce ne serait pas tant notre capacité à comprendre divers états mentaux qui nous distinguerait des autres espèces de primates, mais plutôt notre motivation à partager ces états mentaux avec nos congénères, à leur faire part de nos objectifs, de nos désirs, de nos croyances, etc. De fait, les chercheurs qui s’intéressent à la communication des primates rapportent qu’elle n’est pas, ou peu, déclarative. Ces animaux ne partagent pas leur expérience avec leurs semblables, ni ne leur fournissent des informations qui pourraient leur être utiles. Même ceux à qui l’on a appris une forme de langage des signes communiquent presque toujours avec les humains de façon impérative, pour réclamer de la nourriture ou demander de l’aide (Tomasello et Call, 1997 ; Tomasello, 2008). Comme l’ont fait remarquer Cheney et Seyfarth (2007, p. 198) : « Even if future research does demonstrate unequivocally that chimpanzees recognize others’ intentions and even knowledge, what will remain striking is how rarely they appear motivated to share their emotions and goals with others. »
175Ainsi, nous, humains, nous distinguerions des autres primates non seulement par le niveau de sophistication de notre théorie de l’esprit, mais aussi, et surtout, par notre motivation à partager nos états mentaux avec nos congénères. Selon Tomasello et al. (2005b), ce serait la combinaison de ces deux caractéristiques, soit la capacité à comprendre les états mentaux des autres (en partie commune à notre espèce et à d’autres espèces de primates), et le désir d’échanger au sujet de ces états mentaux (spécifique à notre espèce), qui aurait permis l’émergence de ce qu’ils appellent « l’intentionnalité partagée ». Cette expression réfère à notre capacité à prendre part à des activités collaboratives, qui impliquent un but commun. Et, toujours selon ces auteurs, cette intentionnalité partagée serait elle-même la source d’autres traits propres à notre espèce, tels que le langage ou encore les normes et les institutions sociales.
176Je remercie, pour leur lecture attentive et leurs commentaires sur l’ensemble ou sur certaines sections de la première version de cet article : Jean Guillier, Nicole de Repentigny, Constance Dubuc, Julie Cascio, ainsi que François Bourgault et ses yeux de lynx. Merci aussi à Bernard Chapais pour ses remarques sur un précédent travail sur le sujet, lesquelles m’ont amenée à préciser ma compréhension de certains points clés. À cet égard, je suis également reconnaissante envers les quatre réviseurs anonymes dont les judicieux commentaires m’ont incitée à aller plus loin et ont permis d’améliorer l’article. Je remercie par ailleurs Samuel Poirier-Poulin pour m’avoir, indirectement, donné l’idée de rédiger ce texte, ainsi que pour son enthousiasme contagieux. Merci enfin à Gabrielle Guillier Hall pour la réalisation des schémas, une aide qui lui vaudra d’être relevée de la charge de ses deux jeunes spécimens de primates pendant quelques soirées.