Navigation – Plan du site

AccueilNuméros47L’école est finie ! L’ère trans-m...

L’école est finie ! L’ère trans-moderne du savoir-relation et la fin de la transmission ?

Béatrice Mabilon Bonfils

Résumés

Par-delà la boutade les institutions vacillent, à l’épreuve du pluriel et de la trans-modernité. Les modes de socialisations juvéniles se complexifient, les publics scolaires changent. Les savoirs sont bouleversés : leur construction, leur épistémologie, leurs modes de diffusion, les modes d’accès, … notamment à l’ère numérique. Le savoir devient relation. Or, par-delà les rhétoriques, la forme scolaire demeure traditionnelle, transmissive, verticale. Les processus d’inclusion/exclusion prennent le relais des processus de surveillance/contrôle et se traduisent par une identité au travail des enseignants chancelante, un affermissement des modes d’emprise et des ruses adaptives, sorte de stratégie de survie d’une école en mutation. La perte d’intelligibilité du savoir scolaire est patente. Le diagnostic repose sur plusieurs enquêtes empiriques concernant l’identité au travail des enseignants, les ruses adaptatives des élèves, les pratiques numériques des adolescents, les représentations lycéennes du rôle de l’école, les souffrances scolaires.

Haut de page

Texte intégral

Introduction

1Par-delà la boutade « l’école est finie », toutes les institutions vacillent (Dubet, 2002), à l’épreuve du pluriel et de la trans-modernité, l’École en particulier. Les modes de socialisations juvéniles se complexifient, les publics scolaires changent. Les savoirs sont bouleversés : leur construction, leur épistémologie, leurs modes de diffusion, les modes d’accès …notamment à l’ère numérique. Nous sommes entrés dans une ère glocale qui ne peut être sans effet sur l’institution scolaire. En quoi les mutations sociétales des normes et des rapports aux normes affectent-elles le sujet scolaire ? En quoi les formes de citoyenneté des jeunes portées hors l’école entrent-elles en concurrence ? En quoi les nouvelles modalités de socialisations juvéniles affectent-elles l’école ? En quoi la transformation spatiale du monde et le moment global des savoirs (Caillé, 2013) affectent-ils les nouvelles modalités de construction et d’accès aux savoirs à l’ère numérique et questionnent-elles autant la production des savoirs pour penser le monde que la forme scolaire ?

2L’objectif de cet article théorique est de proposer au-delà d’un enracinement disciplinaire, des perspectives de réflexion et de prospective, nourries autant des sciences sociales que des apports de la recherche en philosophie. Les renvois aux études empiriques publiés par ailleurs ne pourront pas être explicités. L’idée est de proposer une grille de lecture de la forme scolaire en lien avec les mutations sociétales.

3Qu’elles soient qualifiées de postindustrielles ou d’hyper-industrielles au sens où pour Bernard Stiegler elles demeurent placées sous le signe de la reproductibilité, de l’investissement et de la révolution technologique, les sociétés contemporaines sont entrées dans l’ère du global. L’échelle et le rythme du monde ont radicalement changé. Cela questionne autant la production des savoirs pour penser le monde que l’éducation au monde que l’École dispense.

4Dès lors, nos sociétés contemporaines vivent une transition profonde dans le domaine du contrôle social : un champ socio-cognitif totalement renouvelé porté par des schèmes de culture et d’action qui s’ajustent à la configuration dominante des relations sociales. Reconnaître l’existence de grandes mutations, voire d’un nouveau paradigme sociétal requiert une actualisation de la théorisation du contrôle difficile à penser après Michel Foucault (Lianos, 2001). Elle ne peut se réduire à la thèse de la « dispersion de la discipline » dans la société contemporaine (Garland & Young, 1983 ; Shearing & Stenning, 1985).

5Comme l’écrit Lianos : « Le souci du contrôle institutionnel ne peut donc continuer d’être vu comme une prolongation d’assujettissement, ni dans le sens d’une soumission ni dans son acception foucaldienne de la constitution de l’être humain socialisé en sujet. La vision moderniste globale du contrôle n’est plus opérante dans une grande majorité de contextes contemporains » (Lianos, 2001, p. 441).

6Aucune théorie sociologique ne peut faire l’économie d’une inscription du sujet dans la concrétude des rapports sociaux et historiques. Il nous faut aujourd’hui penser une théorie du sujet en dialogue et en dépassement de l’approche de Foucault. Pour lire le contemporain, il nous faut repenser la perspective foucaldienne (Foucault, 1975), si importante pour la compréhension du contrôle social moderne. Ce contrôle est une ingénierie moralisante, mais aussi le socle de production d’un sujet mentalement souverain et normativement auto-discipliné. Foucault distingue deux formes principales : les disciplines et les contrôles régulateurs, soit « une anatomo-politique du corps humain et une biopolitique de la population ». La biopolitique foucaldienne des pouvoirs est une forme d’exercice du pouvoir porté sur des populations, mais elle suppose une prise de pouvoir sur le corps individuel. Avec la constitution subjective du corps devenue consciente depuis les années 1950 (Andrieu, 2017), elle passe par l’intériorisation/discussion des normes disciplinaires répressives. Le déploiement actuel des thématiques sécuritaires, autant intérieures qu’extérieures montre d’ailleurs la pertinence des analyses foucaldiennes. Didier Fassin et Dominique Memmi (2004) montrent comment le remplacement chez Foucault de la notion de bio-pouvoir par la notion de gouvernementalité participe de la bascule vers une herméneutique du sujet, soit le passage de la gouvernementalité des corps au gouvernement de soi-même de notre ère trans-moderne. Et Foucault de d’examiner ce qui résiste au pouvoir et, en lui résistant, crée des formes de subjectivation et de forme de vie qui échappent aux biopouvoirs. La dynamique même en est fondée sur la liberté des « sujets » et sur leur capacité d’agir sur la conduite des autres.

7La réflexion critique de Foucault porte aussi sur la fonction des sciences sociales dans le projet humaniste. Il faut également appréhender ces mutations dans un cadre théorique renouvelé, permettant d’interpréter les modes dialogiques et imbriqués de dialogue entre rapports sociaux et expérience subjective des individus. Car, par-delà leurs différences, toutes les sociologies classiques, des sociologies de l’intégration aux sociologies critiques ou aux sociologies utilitaristes, partagent cette même prémisse : il y a correspondance sur des modalités - certes différentes selon les théories - entre logiques sociales, pratiques et conduites individuelles. L’interprétation univoque du monde social des sociologies naissantes repose sur l’idée que l’inscription sociale des individus les constitue comme sujets, assujettis, soumis au contrôle social, aliénés par les contrôles sociaux, et produits du contrôle social. Oscillant entre pôle compréhensif et pôle explicatif, les sociologies naissantes questionnent l’emprise du social sur des individus réifiés : la raison individuelle y est soumise aux exigences du collectif. Il est probable que l’inscription dans le champ des sciences de la réflexion sur le social a nécessité, dans un premier temps, cette dissolution du sujet, que les mutations culturelles liées à la trans-modernité remettent aujourd’hui en question.

8Le passage des sociétés modernes aux sociétés contemporaines impose donc la réévaluation de la notion de sujet qui ne peut être sans effet sur les modalités de construction des normes scolaires. Nous faisons l’hypothèse qu’une nouvelle rythmique sociétale est à l’œuvre qui scelle l’émergence de la « trans-modernité » : elle caractérise des processus inédits de mises en forme des sujets qui ne peuvent qu’affecter l’École et les interactions scolaires. L’analyse foucaldienne du sujet, pour opératoire qu’elle ait été, doit être aujourd’hui repensée pour rendre compte du « sujet » et des modes de subjectivation de la trans-modernité. L’enjeu est de taille : l’École est et demeure un instrument idéologique d’État, en ce que tout État joue sa pérennité dans la formation du citoyen. Et, pour l’école, la question de la normativité constitue à la fois la condition de son existence et le but de son action (Derouet, 2005).

9Un rapport aux normes inédit se construit à l’École, à l’épreuve de la trans-modernité, engendrant une crise de l’institution transmissive.

L’École à l’épreuve de la trans-modernité : un rapport aux normes inédits

10Avec la trans-modernité liquide (Bauman, 2006), l’École, institution de la modernité, oscille entre pluralisation des normes et affermissement des discours et modes d’emprise. L’École en tant qu’« institution imaginaire de la société » (Castoriadis, 1975) est affectée par un changement de paradigme sociétal qui en questionne le sens dans la double acception de signification et de direction. L’École, hier lieu de définition du sujet discipliné, est aujourd’hui aux prises avec un topos trans-moderne (Mabilon-Bonfils, 2014). Les valeurs centrales de cohésion - certes hégémoniques - qui construisaient hier le contrat-citoyen moderne sur une culture intériorisée et inclusive, conforme en cela à la raison des Lumières, sont aujourd’hui invalidées dans une École désenchantée. Il s’agit d’une organisation scolaire qui ne produit plus clairement les normes et les repères collectivement admis au point que les processus d’émancipation sont rendus possibles à la fois par et contre l’éducation. Si l’École est qualifiée de désenchantée, ce n’est pas tant qu’il y eut un âge d’or de l’égalité scolaire, mais bien que les mutations cognitives et sociologiques contemporaines de nos sociétés - donnant au plus grand nombre la possibilité de décrypter les règles du jeu social et donc scolaire- ont rendu socialement inacceptables les inégalités sociales, sexuelles et ethniques. Ces inégalités étaient presque pensées comme naturelles, auparavant, à défaut souvent acceptées comme indépassables.

Une nouvelle rythmique sociétale : syncope de la trans-modernité

11Une nouvelle rythmique sociétale est à l’œuvre qui scelle l’émergence de la « trans-modernité » (Mabilon-Bonfils, 2014). Si la question du sujet est centrale, c’est que la modernité puise ses racines dans la double étymologie/« institution de sens » (subjectum/subjectus) (Balibar, 2012), dans les tensions entre les figures dialogiques de l’assujettissement et celles de la subjectivation, entre des sujétions plurielles et la souveraineté de sujet moderne. La modernité, c’est l’alliance de l’autodéfinition du sujet, de l’universalité de la Raison, pensée comme émancipatoire, de l’idéal de maîtrise de son destin par l’individu, du sens d’une histoire eschatologique et progressiste. À la modernité abstraite des philosophes du XVIIIème succède une seconde phase de modernité débutant avec le XIXème jusqu’aux années 1960, dite de « modernité institutionnelle », où les individus, échappant progressivement aux communautés traditionnelles, sont pris en charge par des institutions de socialisation, de contrôle, et d’inculcation des valeurs centrales de cohésion sociétale, valeurs intériorisées par les sujets, même lorsqu’ils y résistent ou les transgressent. Vers les années 1960 s’ouvre une seconde phase de la modernité, que certains qualifient de postmodernité, portée par une mise en questions des formes de pouvoirs disciplinaires, une nouvelle conception de la socialisation, de l’identité, de la construction des normes, du sujet, que Zygmunt Baumann qualifiera de liquide. D’autres y voient une radicalisation de la modernité qualifiée de modernité avancée, haute modernité, modernité réflexive. Nous proposons de dépasser l’antinomie « seconde modernité/postmodernité », grâce à la notion de trans-modernité en ce qu’elle s’insère dans une nouvelle rythmique sociétale.

12Le tableau suivant propose notre lecture philosophique taxinomique des idéaux-types de sociétés :

Tableau 1 – Récapitulatif idéal-typique

Tradition

Communauté (Gemeinschatf)

Solidarité

mécanique,

Société holiste

Domination traditionnelle

Statut, Principe hiérarchique

confiance localisée qui stabilisaient les liens sociaux dans le temps et l’espace par des systèmes de parenté eux-mêmes situés dans des communautés locales et consolidée par des cosmologies religieuses

Modernité

Société (Gesellschatf), Solidarité organique

Montée de l’individualisme

Domination légale-rationnelle

universalité de la Raison émancipatoire,

idéal de maîtrise de son destin par l’individu,

sens d’une histoire eschatologique et progressiste

rationalisme

positivisme

optimisme

désenchantement du monde

Différenciation des institutions

Contrat, Principe

démocratique

socialisation/
transmission

surveillance et contrôle

Prométhée

(métaphore de la productivité moderniste)

Stratégies et action rationnelle reconnaissance de droits universels

Seconde modernité

Modernité réflexive (ou avancée, haute …)

Crise de l’institution

Tensions entre la sphère productive, centrée sur l’efficacité, la rationalité fonctionnelle, la

productivité et

la sphère culturelle, centrée sur

l’expansion, l’épanouissement personnel

Déclin des formes traditionnelles d’appartenance

Cela ouvre les « champs de la décision » dans

un contexte plus imprévisible.

L’individu a de plus en plus le choix et de chance

mais aussi de risques Remise en cause de l’idée de

progrès

Crise de l’articulation entre modernisation économique et

intégration sociale

« Déconventionnalisation »

Pluralisation des pratiques

Retour de l’acteur

réflexivité

Pluri-socialisations

Sociabilité

Postmodernité

Résurgence de solidarité mécanique

épuisement des grands récits (des systèmes d’explication du monde et de l’histoire qui donnent un sens univoque aux sociétés humaines)

primat du présent

pluralité des appartenances

socialité

Dionysos (métaphore

de l’effervescence polymorphe de la postmodernité),

tactiques, réseaux,

société liquide

Trans-modernité

Solidarités affinitaires

Bricolages normatifs,

négociations plurielles, identités plurielles

Agency/pourvoir d’agir, capillarité

Retour de l’Émotion

Socialités alternatives

Arrangements ordinaires

Lieu-lien

Responsabilité,

Liberté et pressions

Autonomie comme contrainte

Affermissement des modes d’emprise, grammaire sociale moderne

Inclusions/exclusions

Cyndinisation

Lutte contre élèves en échec

pluralité des mondes normatifs

Bricolage mythologique, partage émotionnel, fragmentation institutionnelle, identifications multiples, participations affinitaires, résurgence des solidarités mécaniques et des liens de communalisation, néo-parochialisme

Glocal

Primat du symbolique

équité, identité,

reconnaissance sociale

Les hypothèques transcendantes empêchent l’émergence d’un regard scientifique sur le social

Sociologie classique

Sociologisme, Individualisme

méthodologique

A. de Tocqueville, K. Marx,

E. Durkheim, M.Weber, T. Parsons

Relationnisme

Méthodologique

appropriation réflexive de la connaissance

Habitus, Configuration

A. Touraine, P. Bourdieu

A. Giddens, N. Elias, U.Beck

Relationnisme

Méthodologique

appropriation réflexive de la connaissance

Habitus, Configuration

A. Touraine, P. Bourdieu

A. Giddens, N. Elias, U.Beck

Transdiciplinarité

adhésion et adhérence du concept à la notion

13La trans-modernité, ce n’est ni une socialisation verticale moderne, ni une socialité liquide postmoderne, ni les socialisations plurielles de la seconde modernité. Ni rupture postmoderne, ni continuité paradigmatique de la seconde modernité mais deux cohérences syncopées dans une trans-modernité, une nouvelle fréquence sociétale, une sorte de musique de fond, sur laquelle la mélodie se détache et prend sens sauf que « jouent simultanément dans notre trans-modernité une pluralité de mélodies, dans une dialectique de dérythmisation/rerythmisation ». (Michon, 2013). Cette rythmique sociétale trans-moderne se nourrit de manière dialogique de deux tendances contradictoires. D’une part, la souplesse offerte par le bricolage normatif de la post modernité est au cœur même de la forme sociétale, au sens de Simmel (et de la forme scolaire). D’autre part, la coercition et le symbole, instruments du pouvoir moderne, gardent leur efficace, mais d’une nouvelle façon : le contrôle portant globalement sur des compétences de plus en plus informelles. Ce contrôle ne vise plus tant la normalisation qu’il n’accepte des révisions perpétuelles de modes d’action (Bajoit, 1997), tout en conservant une « grammaire sociale » moderne. La trans-modernité impose la réévaluation de la notion de sujet et de subjectivation, ce qui se traduit par des mutations dans les modalités de construction des règles et des normes sociales (et particulièrement scolaires). Le passage des sociétés modernes aux sociétés de la seconde modernité impose la réévaluation de la notion de sujet qui ne peut être sans effet sur les modalités de construction de la règle et des normes scolaires. Être sujet, est-ce être assujetti ? Ou bien devenir sujet-acteur de ses choix ? La rupture de paradigme que connaît notre système sociétal tient largement à ce questionnement (et l’École est au cœur de ces mutations).

Une nouvelle épistémè de la question scolaire, à l’ère de la trans-modernité

  • 1 Lianos entend par cindynisation, la tendance à percevoir et analyser le monde à partir des catégori (...)

14La trans-modernité inaugure de nouvelles modalités de construction des rapports sociaux et plus largement humains, oscillant entre avènement d’une subjectivité revendiquée et l’exacerbation de contradictions sociétales. L’École, institution de la modernité, « institution imaginaire de la société» (Castoriadis, 1975) - au sens où l’institution est ce qui « tient ensemble » - tout autant que monde vécu en est le témoin et l’acteur à la fois. Entre émergence du sujet et idéal de maîtrise oscille l’organisation scolaire. Justement parce que non seulement le désir d’emprise est au cœur de toute relation pédagogique (Vallet, 2008), mais aussi parce que les questionnements sécuritaires collectifs contemporains tendent à revendiquer un idéal de maîtrise de l’altérité, dans des processus inédits de cyndinisation1 (Liatos, 2013). L’organisation scolaire est un machinerie sociale portée par une grammaire sociale moderne. Elle fonctionne par arrangements ordinaires, flexibilité, participations affinitaires, tout en revendiquant un fonctionnement rationnel et contractuel.

15Ces mutations fragilisent la construction des sujets, alors même qu’une rupture sociale majeure, quoique presque invisible meut le contrat sociétal : les valeurs centrales de cohésion - certes hégémoniques - qui construisaient hier le contrat-citoyen moderne sur une culture intériorisée et inclusive, conforme en cela à la raison des Lumières, sont aujourd’hui invalidées dans une École désenchantée, une organisation scolaire qui ne produit plus clairement les normes et les repères collectivement admis. Ce contrat reposait sur l’inculcation par l’École, institution moderne par excellence, d’une république moniste, d’une citoyenneté abstraite moderne, dans un schéma porté par la laïcité et la méritocratie comme mythes fondateurs et sur un contrôle social produisant un sujet discipliné. L’École est alors soumise à de nombreux codes normatifs, pas toujours congruents entre eux : des exigences civiques, à celles du marché ; des exigences de performances individuelles, à celles du respect des identités collectives et individuelles. La complexité et la plurivocité de règles s’opposent à la complétude et au caractère univoque de la règle qui définissait le modèle disciplinaire. Les modalités mêmes du contrôle changent, passant d’un contrôle centralisé même si disséminé, à un contrôle local, latéral, « à côté », plus horizontal. Cela confirme la visée propre au pouvoir contemporain - se rendre plus invisible encore. L’École ne punit plus pour inclure, elle exclut pour gouverner l’hétérogénéité, pour gérer l’incertitude. Ainsi s’interprètent les règles dans le lieu scolaire, requérant la mobilité des élèves entre filières et établissements, requérant les modes de sélection et de bannissement dans des filières ou des établissements générant d’ailleurs un sentiment d’abandon chez certains élèves. Les processus d’inclusion/exclusion prennent le relais des processus de surveillance/contrôle. Le déclin de la discipline scolaire au profit de l’injonction d’autonomie est porteur de nouvelles exigences pour le sujet, en quête de réussite sociale autant que d’identité singulière et ce, particulièrement à l’École.

16Les indices d’une déconstruction de l’Institution scolaire l’attestent : massification scolaire, hétérogénéité sociale et culturelle croissante des publics comme des modes d’insertion scolaire des élèves, éclatement des lieux de socialisation juvénile, crise de la socialisation scolaire, modification du recrutement social des enseignants, pluralité des statuts dans le lieu scolaire, mutations des rapports au savoir, introduction croissante d’un rapport instrumental au savoir, exigences corollaires de productivité scolaire, montée concurrentielle des porteurs de savoirs, crise économique et modifications des besoins de l’appareil productif, naissance d’une pluralité de « mondes scolaires », pluralités des demandes contradictoires adressées à l’institution scolaire, pluralité de logiques concurrentes dans l’école même. La « crise de sens » de l’École, plus exactement de son « programme institutionnel » au sens de Dubet (2002), tient à la remise en cause des consensus dont elle faisait auparavant l’objet, consensus collectif dont l’école était le garant et le ferment. La « fiction nécessaire » indispensable à son fonctionnement qui tenait l’institution scolaire a vécu : avec la massification scolaire, la légitimité en valeur du système a changé et elle est remplacée par une légitimité en termes d’efficacité. Le sens des études n’est plus donné. Il est à construire par chacun. Responsable, le sujet est sommé de réussir et ses échecs renvoient à ses qualités intrinsèques. L’École démocratique massifiée renverse le rapport au sentiment d’injustice sociale : plus l’École est en apparence ouverte au plus grand nombre, plus l’échec scolaire est perçu par les familles, et par les enseignants comme production singulière des individus, ce qui engendre un sentiment récurrent de déshonneur individuel, voire même familial et social (Beaud, 2002). La définition sociale univoque de l’expérience scolaire a vécu. Entre subjectivation(s) et emprise, l’institution scolaire s’autorise de multiples arrangements ordinaires. Aucune institution, aussi régulée soit-elle, ne peut fonctionner sans laisser des marges de liberté et d’improvisation à ses acteurs, mais dans l’institution scolaire, elles sont présentées aux élèves et plus largement à l’ensemble des acteurs de l’école comme des nécessités rationnelles. Ce qui est à noter, ce n’est pas la définition de cet arbitraire collectif, qui est le propre de toute organisation, mais bien le paradoxe, aporie du système qui, produisant un arbitraire imposé, quoique discuté, négocié, le présente comme rationalité intangible.

La fin de l’École : une crise de l’institution transmissive

17La fabrique du Commun ne fait plus sens et l’École est confrontée aux revendications des minorités culturelles et cultuelles, c’est la fin de l’adhésion. D’autant que l’École est en marge des socialisations juvéniles, ou mieux ce qui y socialise les sujets ne passe pas par l’institution mais par des ruses qui modèlent les normes scolaires. La crise de légitimité du détenteur du savoir scelle la fin de l’École.

La fin de l’adhésion

18Dans toute société, un récit cosmogonique central donne sens, dans la double acception de direction et de signification. Il a fonction de structurant imaginaire. Or, la narration nationale n’est plus structurante. Bien sûr, cette narration pouvait être concurrencée par d’autres modèles et contre-projets, qu’ils soient populaires ou régionaux, mais le modèle dominant était intériorisé par les effets visibles de l’alphabétisation en masse, plus tard par le compromis fordiste.

19Depuis une vingtaine d’années, avec la trans-modernité, nous changeons de topique et de registre collectifs de cohésion sociétale. La musique de fond a changé : les valeurs centrales du lien sociétal moderne reposaient sur la souveraineté d’un sujet cartésien, individu rationnel « maître et possesseur de la nature ». Le modèle délégataire du contrat social légitimant ce discours est aujourd’hui caduc, avec l’effondrement de la raison-en-marche. Le processus cumulatif du Progrès humain, porté par la science et la technique et soutenu par un modèle eschatologique, ne peut plus tenir après les barbaries et totalitarismes du XXème siècle qui ont porté à leur paroxysme la rationalisation. Par la même, la légitimé des institutions qui s’appuyait sur cette rationalisation est révoquée en doute. La verticalité érectile de l’État-nation a vécu et avec elle celle des figures qui la portaient, le père, l’instituteur, l’élu, le dirigeant. Les figures patriarcales dont la fonction rassurante était de dire l’ordre du monde cèdent : le roi est nu. Le doute s’est insinué. Les individus ne se reconnaissent plus dans les histoires globales, dans les récits monistes : l’universalisme, le monothéisme, le scientisme cèdent la place aux relations réticulaires. Le récit national surplombant cède la place à des histoires plurielles, sinon partagées.

20Cela interroge la fonction politique d’une École indifférente aux différences qui pendant des années a consisté à former des citoyens intégrés à la nation. Une de nos enquêtes empiriques (Mabilon-Bonfils, 1998 ; Mabilon-Bonfils, 2014) montre que les formes contemporaines de socialisation juvénile définissent un sentiment d’appartenance fondé non tant sur la nation mais sur des identités plurielles. Pour les jeunes, il n’y aurait plus d’assimilation automatique entre nationalité et citoyenneté. Les variables de classe d’âge et d’identité sexuée sont les plus intériorisées et l’item « français » est largement concurrencé par les items « d’origine étrangère, régionale, européenne et mondiale ».

21À une époque où la société civile démocratique dominante impose son modèle de coexistence sociale fortement institutionnalisé et formellement égalitaire, la différence et l’altérité ne peuvent se percevoir qu’en termes de dangerosité. Alors que dans le passé la non-conformité représentait pour l’essentiel un défi au système de croyances dominant, elle n’est plus aujourd’hui qu’un défi à l’efficacité opérationnelle. La condition trans-moderne contemporaine nous pousse à (re)définir l’Autre pour le redouter, à le contenir, voire à l’exclure plutôt qu’à le sanctionner. Il ne s’agit pas donc pas de post-modernité mais de trans-modernité car notre grammaire sociétale demeure moderne. Le discours du Maître se rigidifie. Des formes de contrôle social de plus en plus prégnantes définissent un affermissement des modes d’emprise voire même le renouveau d’un certain ordre moral et une nostalgie collective de réaction.

Une école en marge des sociabilités juvéniles

  • 2 L’enquête par questionnaires a été menée en décembre 2013 auprès de 354 élèves d’un lycée professio (...)

22La socialisation des années 50 ou 60 était marquée par la structure de classes de la société française. La socialisation primaire des jeunes était donc plutôt cohérente et univoque : familles ouvrières et familles bourgeoises transmettaient des cultures de classe distinctes et segmentées (même s’il ne faut pas oublier les ancrages et variations culturels locaux). La diversification des relais de socialisation primaires de plus en plus prégnants va changer la donne : notamment l’École de masse, la révolution des média, mais aussi les loisirs, les groupes de pairs. La socialisation secondaire elle-même s’est complexifiée avec la fragilisation de l’insertion professionnelle et l’éclatement de l’institution familiale. La socialisation verticale, générationnelle et « méthodique » de l’individu moderne laisse place à l’hétérogénéité croissante des cadres socialisateurs, au polythéisme de valeurs et la pluri-socialisation du sujet trans-moderne. Les contraintes ne disparaissent pas : elles ont pris d’autres formes. Cet homo eligens, sommé de choisir est pensé (et se pense) responsable, voire coupable de ses échecs (Ehrenberg, 1998). L’opposition classique entre culture populaire et haute culture laisserait donc place à un autre clivage opposant plutôt « univores » et « omnivores » culturels. Les travaux de Peterson (1992) mettent en avant l’éclectisme croissant des goûts des classes supérieures, caractérisées par une disposition plus grande à la « tolérance esthétique » et culturelle. Les « élites » s’enorgueilliraient d’être des omnivores culturels goûtant toute la production culturelle disponible, et se sentant aussi, à l’aise dans la culture d’élite que dans la culture populaire. Lahire (2004) élargit l’hypothèse de l’omnivorité : la dissonance culturelle ne serait plus le propre des classes supérieures, notamment du fait d’une frontière de plus en plus floue et ténue entre culture et divertissement. La majorité des sujets de tout âge et de toutes catégories combineraient des pratiques culturelles variées, légitimes ou populaires, selon les contextes et situations. Cette hétérogénéité croissante des socialisations est encore plus patente à l’adolescence - de longue durée avec la trans-modernité - temps du « nomadisme identitaire » (Lamizet, 2004) : l’adolescent est porteur d’une identité en transition, non stabilisée alors même que la prime identification spéculaire avait généré un temps une forme de sécurité que l’adolescent questionne par ses pratiques et par son langage. L’identité n’est jamais donnée une fois pour toutes à la naissance : elle se construit tout au long de la vie et à l’adolescence. Le remaniement, produit de socialisations successives, est patent. Le temps de l’adolescence est celui du « va-et-vient constant entre la massification croissante et le développement des microgroupes : « les tribus » (Maffesoli, 1991) dans une tension fondatrice de socialité de communalisation, de plurivocité des habitus, sociabilités émergentes et de quête d’une unité perdue. Loin d’être un ensemble d’éléments objectifs stables, ces marqueurs identitaires constituent un puissant investissement affectif/subjectif du monde. Par définition les jeunes, voire même les sujets de tout âge, sont des poly-identitaires, même si les ancrages sociaux et économiques demeurent distinctifs. À l’adolescence, la quête de soi prend la forme d’une recherche de l’entre-soi, quête de repères/repaires quand le sujet pubertaire doit éprouver la réalité d’une autre conscience, de son propre arrière-mode tout en assumant une séparation nécessaire des cadres référents rassurants car connus, stabilisés. Ce « pluriel législatif » caractéristique de l’adolescence (Gutton, 2007), qui s’amplifie dans les valeurs, les normes et les modèles culturels, dans l’ ensemble des pratiques symboliques par lesquelles le sujet représente son identité, pour les autres et pour lui-même par (l’illusion d’) un imaginaire culturel et social partagé quoique temporaire. La place des groupes de pairs s’est accrue avec la division des élèves par classe d’âge et l’ouverture des familles sur l’extérieur. Une sociabilité autonome des jeunes se dessine articulant les milieux différemment. Les relais de socialisation (groupes de pairs, familles, associations de loisirs, média, etc.) sont de plus en plus prégnants et sont porteurs d’autres formes d’emprise mieux tolérées (commerciales, marchandes, médiatiques, etc.) par les adolescents qui les interprètent souvent comme de nouvelles formes de liberté ! Les modalités plurielles d’adaptations secondaires s’expriment par le jeu avec la présence mais aussi le jeu avec les mots et le langage, le jeu avec les locaux, plus génériquement le jeu avec les règles. Nos enquêtes empiriques concernant les pratiques langagières des adolescentes (Mabilon-Bonfils, 2008), sur les pratiques numériques des jeunes (Mabilon-Bonfils, 2012) confirment cette diversification où l’être-ensemble des adolescents s’y exprime par une reconfiguration des différentes formes d’interaction. L’hétérogénéité des formes identitaires d’appartenance sociale fonde un Mit-sein adolescent que les institutions (école, famille, État, etc.) ne suffisent plus à définir. Comment les élèves eux-mêmes jugent-ils l’école ? Pensent-ils qu’elle a encore un sens, qu’elle peut avoir une utilité dans les différents aspects de leur vie ? Ce sont les questions qui ont constitué les points de départ d’une enquête empirique, menée en décembre 2013 auprès de 354 élèves d’un lycée d’Ile-de-France (Durpaire, Mabilon-Bonfils, 2014)2. Il s’agissait de saisir les représentations que se font les lycéens de l’École et de son utilité par comparaison aux autres instances socialisatrices. Les réponses confirment ce diagnostic de dé-légitimation de l’École pour les lycéens. Le lieu scolaire n’est plus un lieu d’investissement pour et par le savoir. Le lycée est pensé par les jeunes comme étant essentiellement un lieu de rencontres, mais comme n’étant pas un lieu d’intégration politique ni même - et cela peut apparaître encore plus surprenant - un lieu de savoirs. Les réponses diffèrent peu selon l’origine sociale. Des groupes se constituent autour d’affinités sociales, religieuses, ludiques, hédonistes, forgeant une socialité temporaire et perpétuellement en recomposition où s’agrègent et s’agglutinent des participants volontaires qui tissent alors des liens communicationnels de type néo-tribalique par lesquels la force du local et de l’imaginaire produit un nouveau contrat social, de nouvelles cités… que l’École ignore si bien qu’elle n’est pas vécue comme un lieu d’apprentissages et de cultures par les lycéens. Les sous-cultures juvéniles que les établissements scolaires anglo-saxons structurent généralement demeurent pour la plupart périphériques quand elles ne sont pas ignorées dans le système scolaire français. Pour certains jeunes, issus des catégories à faible capital culturel, l’insertion dans le système scolaire s’apparente à une conversion culturelle voire à une acculturation. La confrontation, dans l’Institution scolaire de socialisations juvéniles plurielles, dont certaines sont radicalement allogènes aux normes et valeurs diffusées par l’École, est un des éléments d’échec de l’intériorisation du pacte républicain et de ses apories. L’École - ici le Lycée - n’est plus alors un lieu d’identification et de socialisation collective mais un lieu d’évitement, de retrait ou de compétition scolaire. La vraie vie est ailleurs. Les élèves façonnent des « mondes à eux ». Les activités électives de l’« éducation buissonnière » des adolescents participent fortement de leur éducation, d’autant que les adolescents ont conquis un droit à une certaine autonomie culturelle depuis les années 1970 (Barrère, 2011). Cette autonomie se construit en marge de l’institution scolaire. Mais cela construit aussi les normes sociales dans le lieu scolaire.

Ruses, arrangements et normes scolaires : une école invisible

  • 3 L’enquête sociologique de type qualitative utilisée portait sur le sentiment subjectif des « nouvea (...)

23Entre subjectivation et emprise, l’institution scolaire s’autorise de multiples arrangements ordinaires auxquels les élèves répondent par des résistances, des ruses adaptatives, véritables stratégies de survie d’une école en tensions et mouvements. Ce qui est symptomatique, c’est que ces réponses ne se réduisent ni à des stratégies individuelles, ni à des résistances mais s’articulent avec des modes de solidarité collective affinitaire. Une de nos recherches (Mabilon-Bonfils, 2010) a visé à étudier les enjeux, les modalités et les modes de justification des arrangements ordinaires des élèves dans l’École de la trans-modernité, qu’il s’agisse de ruses adaptatives, de résistances multiples voire de stratégies de survie : il s’agit de l’ensemble des jeux avec l’institution, des louvoiements qui se déploient dans les interstices et forment une École « invisible » (Rayou, 2007) qui la construit peut-être plus radicalement que le programme institutionnel. La forme sociale scolaire est aux prises avec ce nouveau paradigme social entre subjectivation et idéal de maîtrise et de nouvelles modalités3 d’arrangements ordinaires lui donnent vie et sens. Dans toute organisation, les règles se négocient mais dans l’institution scolaire, elles sont présentées aux élèves et plus largement à l’ensemble des acteurs de l’école comme des nécessités rationnelles. Les institutions exercent une emprise sur les argumentations et les prises de décision, et en même temps, les pratiques scolaires s’organisent entre négociation/conflits /interprétations. Dans l’École, comme dans toute organisation, les règles doivent être interprétées et ce caractère interprétatif des règles est bien un des éléments qui signe le caractère politique de l’École matérialisé par la plurivocité des règles scolaires. Toute une série de terrains empiriques peuvent valider cette plurivocité. Nombreux sont les exemples de réinterprétations quotidiennes des règles scolaires au gré des individus, des situations, des établissements scolaires, des interactions : de l’absentéisme (chaque enseignant à l’aune de sa relation à l’élève, à la classe et à sa propre histoire d’élève, mais aussi à l’institution) aux normes de ponctualité (dans les retards acceptables ou non, en matière de gestion des horaires ou de rendus de devoirs…) ; des propos admissibles dans l’enceinte de la classe (possibilité ou pas d’interrompre l’enseignant, langage soutenu ou vulgarité…) aux modalités d’évaluation des performances des élèves (nombre de notes, détermination des coefficients, rapports à la note au sens des travaux critiques de la docimologie, etc.) ; aux décisions d’orientation des conseils de classe (Mabilon-Bonfils, 2008) et aux évaluations des enseignants dans le cadre des inspections. Anne Barrère dans son enquête sur les « routines incertaines » des enseignants au travail, met à jour l’évolution du métier qui ne se résume ni à une crise, ni à une professionnalisation mais à un élargissement, à une rationalisation des tâches et à une variabilité accrue des situations selon les établissements et les relations qui s’y instaurent. Confrontées à une École désenchantée, plusieurs logiques sont à l’œuvre dans la socialisation professionnelle des enseignants. Les modèles professionnels divergent, le monde scolaire éclate en « mondes scolaires ». Probablement devient-il même difficile de penser l’École comme un lieu de construction de l’identité professionnelle des enseignants. L’idéal de maîtrise et de contrôle d’actions et des situations se traduit empiriquement par des techniques, ruses ou habiletés que les enseignants eux-mêmes mettent en œuvre pour surmonter les obstacles. Devenir enseignant aujourd’hui, c’est avoir à construire une identité au travail non préalablement fixée.

  • 4 qui essaie de se maintenir en vie en tant que sujet désirant et non pas seulement sujet aliéné.

24L’institution scolaire se construit autour d’une représentation collective largement intériorisée par ces acteurs, celle de la rationalité et de la neutralité de la décision, collectivement revendiquée. Chacun croit participer à une mise en ordre univoque, alors même que l’ordre est pluriel et mouvant. D’ailleurs la rhétorique enseignante contemporaine de la « crise de l’éducation », comme signification imaginaire sociale de la trans-modernité (Mabilon-Bonfils, 2010) est une rhétorique en prise avec cette mutation de paradigme sociétal. Coexistent des arrangements institutionnels quotidiens et une rhétorique d’emprise. Les arrangements ordinaires multiples qui trament le quotidien scolaire justifient paradoxalement les désirs d’emprise et les velléités de contrôle social auquel répondent les stratégies d’élèves. Dans ce contexte institutionnel et social, l’attitude de l’adolescent face à l’emprise scolaire n’est alors que le miroir et l’écho de cette machinerie sociale. Un art de l’adolescent4 d’échapper à l’emprise de l’institution scolaire relève de mécanismes appris et assimilé durant la scolarité et les tensions et routines du lieu scolaire génèrent des adaptations secondaires de la part des adolescents, dans un jeu de soumission/résistances/actions latérales. Et les élèves rusent ! Le processus de création des normes et des règles scolaires est, à la fois, de plus en plus labile, porté par un discours d’emprise de plus en plus affirmé… Cela se traduit par toute une palette de comportements juvéniles face aux contraintes… ni entièrement conventionnels, ni franchement protestataires, plutôt « latéraux », flirtant avec les règles sans y adhérer, ni les contester… auquel s’ajoutent une forme de solidarité organique parallèle et des formes ludiques, probablement en réponse à l’élève universel abstrait que l’École « pense » éduquer. Cela ne peut pas être sans effet sur la légitimité du savoir scolaire.

La crise de légitimité du savoir ou partage des savoirs

25Dans ce contexte de mutations sociétales et scolaires, la question de la légitimité de la « socialisation méthodique » de la jeune génération et de la transmission verticale des savoirs par un détenteur institué se pose. Bien sûr les réformes scolaires se sont succédé mais elles ne touchent pas aux fondamentaux de la culture scolaire : aussi ambitieuses soient-elles dans les discours, elles ne touchent jamais à la « grammaire scolaire » de base : des classes constituées d’élèves répartis par groupes d’âge ; un prof devant une classe qui agit en pleine autonomie une fois que la porte est fermée ; des emplois du temps ; peu de collaboration entre pairs. Si bien que la forme scolaire contemporaine a fort peu changé depuis son émergence moderne. Mais l’école n’a plus le monopole de l’éducation ni même du savoir. Bien sûr, les savoirs pratiques, les savoirs d’expérience, l’éducation hors l’école et notamment dans la famille construisaient aussi les manières de penser le monde des enfants. Mais dans la doxa, souvent même dans les milieux populaires, l’école était hier pensée comme le lieu du savoir légitime. Les savoirs eux-mêmes sont questionnés, notamment par l’explosion des technologies numériques. Le bâtiment physique n’est plus le lieu unique pour transmettre la connaissance. L’accès via ces technologies à des sources d’informations différentes entraîne un déclin du monopole des établissements scolaires : on passe d’un savoir institué à un savoir-relation. La notion même de savoirs s’est démultipliée avec les outils technologiques. La crise de l’École en appelle à la Relation qui permet de passer de l’éducation moderne à l’éducation-initiation (initiatio : commencement, entrée). Ce retour à l’initiation n’est qu’une redite de l’étymologie du mot éducation : « e-ducare » renvoie à « ce qu’on expulse hors de soi ». « Tirer au dehors », « conduire », est donc la mission de l’éducateur. La mise à disposition d’une infinité d’informations par la technologie change les rapports que chacun entretenait avec le savoir. L’enseignant n’est plus le seul détenteur du savoir légitime. L’apprentissage actif et collaboratif facilité par l’utilisation des outils numériques, permettrait à l’enseignant de changer de place : ce n’est plus lui qui construit les savoirs pour l’élève, mais l’élève lui-même. L’enseignant endosserait le rôle d’initiateur. Il deviendrait celui qui met en œuvre les différentes activités pédagogiques permettant à chaque élève de s’approprier les savoirs. Le métier d’enseignant évolue et n’est plus cantonné à un rôle de transmetteur de savoirs. L’enseignant pourrait imaginer et créer des activités permettant à chaque élève de relier ses propres savoirs. Il devient un relieur et un facilitateur du savoir. Ce qui compte, c’est la motivation qu’il sait insuffler. C’est la thèse de Pierric Bergeron, sur le lycée Pilote du Futuroscope : ce n’est tant l’introduction du numérique qui est décisive que le fait que ce que cela génère comme énergie collective, comme implication de tous les acteurs dans la réussite d’un projet commun. Le savoir du XIXème siècle est un Savoir-Relation. Dans ce contexte, le terme de « savoir-relation » désigne aussi la relation des savoirs : c’est l’idée d’une circulation accrue des savoirs comme il y a déplacement croissant des hommes et des marchandises. Le savoir n’est définitivement plus clos. Il est impossible de le concevoir dans les limites d’une discipline séparée de toutes les autres. En second lieu, le « savoir-relation » revêt une dimension active, lorsque la relation des savoirs induit un savoir de la relation. Le savoir-relation, en tant que Relation des savoirs, savoir relié au monde, s’impose objectivement. Le savoir-relation, en tant que conscience de la Relation, savoir de la Relation, s’apprend et se travaille pour faire une construction à partir d’une donnée brute. C’est dans ce passage que l’enseignant retrouve sa légitimité, le sens de sa vocation : transformer la relation des savoirs en savoir de la relation. L’ouverture des savoirs - on dit en anglais « opening information » - est porteur de nouveaux défis. Ce Savoir-Relation est un savoir complexe (au sens de Morin), un savoir scolaire global, qui induit une nouvelle éthique relationnelle découlant d’un savoir-mis-en-acte. Il ne se réduit pas à des sommes de connaissances, produites universitairement et pensées sur le mode de la transposition.

26Cette crise de l’École (crise de la forme scolaire, crise des contenus, crise de l’appartenance) en appelle à la Relation qui permette de passer de l’éducation moderne à l’éducation globale de l’école extensive.

27La forme scolaire classique a vécu, il faut penser l’École extensive et les modalités inédites d’accès aux savoirs et les modalités alternatives de relations à l’autre qu’elle suppose.

Tableau 2 – forme scolaire classique et École extensive

Forme scolaire classique

École extensive

Relation verticale

Relations réticulaires

Savoir discipliné

Savoir complexe

Emprise / transmission /Pédagogie de l’imposition

Initiation / passage / partage

Synchrone

Synchrone et asynchrone

Présentiel

Distance et présentiel

École fermée

École ouverte

Notation, redoublement

Coopération, projets

Hiérarchie

École unique

 Savoir national

 Savoir global

Connaissance institutionnelle

Savoir-Relation

Conclusion

28Violences et incivilités scolaires, violence symbolique de l’École, souffrances scolaires, ruses adaptatives et stratégies de survie, ennui, échecs et désenchantement scolaires, sentiment d’abandon, inégalités économiques, sociales, ethniques, sexuelles face à l’École dessinent en creux la nécessité d’envisager l’École autrement et de penser les ruptures nécessaires. Si la forme scolaire héritée du XIXème siècle a vécu, que sera l’École de demain ? Le projet fondateur de l’École républicaine, aujourd’hui caduc, était de produire les valeurs centrales de cohésion sociétale et de participer par là-même à la production du citoyen. Ce questionnement induit certes des discours nostalgiques de retour à l’ordre, à la sanction, de primat de la règle sur la vie, de repli sanctuarisé sur l’École. Et la machinerie sociale que constitue l’organisation scolaire oscille de fait entre émergence du sujet et idéal de maîtrise. Elle laisse jouer arrangements ordinaires, flexibilité, participations affinitaires… tout en revendiquant un fonctionnement rationnel et contractuel qui renvoie à une « grammaire sociale » moderne. Il nous faut penser non pas une école étendue, qui se prolongerait hors l’école par des pratiques sociales, culturelles et pédagogiques (notamment portée par les nouvelles technologies comme le numérique, mais pas seulement) mais l’École extensive. Car aujourd’hui l’école ne vit que par ses marges, bien qu’elle se pense sanctuaire. Effectivement, elle est fonctionnellement close mais la périphérie est à l’école et l’école se fait par la périphérie ! En d’autres termes, l’école se construit aujourd’hui par l’institué et plus vraiment par l’instituant. Les mutations du tournant global et du tournant numérique questionnent aujourd’hui la forme scolaire, comme jamais auparavant, comme autant de soupçons sur une forme scolaire qui a été conçue par et pour des communautés derrière des frontières étanches. Mais les fondamentaux de la culture et de la forme scolaire résistent. Une profonde configuration d’assujettissement est à l’œuvre dans l’École, héritée d’un lointain passé, qui se traduit par la représentation d’une autorité in-questionnée de la science, par le recours constant à des pédagogies prescriptives et par la dissociation entre savoirs enseignés et questionnements des élèves.

Haut de page

Bibliographie

Bajoit E. Belin, E. (Dir.) (1997) : Contributions à une sociologie du sujet. Paris, France : L’Harmattan.

Balibar, É. (2012), Citoyen-sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris : PUF.

Barbalet, J.M. (1985). Power and resistance, British journal of sociology, 36, 531-548

Barrère, A. (2011), L’éducation buissonnière - Quand les adolescents se forment par eux-mêmes, Armand Colin.

Bauman, Z. (2006). La Vie liquide. Rodez : Éditions du Rouergue.

Beaud, S. (2002). 80 % et après ? Paris : La Découverte.

Boltanski, L.& Chiapello, E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard, nrf essais.

Caillé, A., Dufoix, S. (dir.) (2013). Le tournant global des sciences sociales. Paris : La Découverte, coll. « Bibliothèque du MAUSS ».

Castoriadis, C. (1975). L’institution imaginaire de la société. Paris : Le Seuil.

Certeau (De), M. (1980). L’invention du quotidien. 1 ; Arts de faire, Paris :UGE 10-in Undergraduate Education, Bulletin clic http://clic.ntic.org/cgi-bin/aff.pl?page=article&id=1085

Dargent, C. (2002). Les explications culturelles du développement économique : pertinence et faiblesses. Revue internationale de politique comparée. 2002/3 vol. 9.

Derouet-Besson., M.-C. (2005). La ruse des petits, la sainteté des grands et la critique sociale, petite note pour une archéologie d’une compétence contemporaine. Éducation et Sociétés, n° 16/2005/2.

Derouet., J.-L. (2005). Quelques pistes pour l’avenir : un deuxième mouvement de la démarche constructiviste, Éducation et Sociétés, n° 16 2005/2

Dubet, F. (2002). Le déclin de l’institution. Paris : Éd. du Seuil, coll. L’épreuve des faits.

Dorey, R. (1981). La relation d’emprise. Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 24, Automne R., pp. 117-139.

Ehrenberg A., :La fatigue d’être soi (1998) Paris : Odile Jacob

Etienne., B., & Giordan., H., & Lafont., R., (1999), Le Temps du pluriel, La tour d‘Aigues : Éditions de l’Aube.

Felouzis G., « La ségrégation ethnique au collège et ses conséquences » in Revue française de sociologie, Presses de Sciences-Po, (Vol. 44), 2003/3.

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Paris, France : Gallimard.

Fouquet-Chauprade, B. ( 2012). Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, ou comment ne peut-on plus éviter la question ethnique aujourd’hui ? Diversité, n° 168, pp. 15-21.

Garland, D. and P. Young (ed.) (1983). The Power to Punish: Contemporary Penality and Social Analysis. London : Heinemann.

Gaulejac de, V. (2011). L’injonction d’être sujet dans la société hypermoderne : la psychanalyse et l’idéologie de la réalisation de soi-même. Revue française de psychanalyse , n° 4/2011 (Vol. 75), p. 995-1006.

Green, A. (1997). Education, globalization and the Nation state. Houndmills : Macmillan Press.

Gutton, P. (2007). Culture d’amis. Adolescence, n° 25, 623-644.

Latouche, S., (1999). « Il n’y a plus de Persans ! ». Revue du MAUSS, 1er semestre, n° 13.

Lianos, M. (2001), Le Contrôle Social après Foucault, Surveillance & Society, n° 1(3), pp. 431-448.

Lianos, M., Douglas, M. (2001). Danger et régression du contrôle social : des valeurs aux processus. Déviance et Société, 2001/2 (Vol. 25).

Liogier, R (2000). De l’humain nature et artifices, Actes sud, La pensée de midi, Introduction la vie rêvée de l’homme.

Lordon, F. (2010 ). Le capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza. Paris : La Fabrique,.

Lyotard, J.-F. (1979). La condition postmoderne, 1 Rapport sur le savoir. Paris : éditions de minuit.

Mabilon-Bonfils, B. (2011). Mutations post-moderne et souffrances des élèves à l’École, Actes du colloque souffrances scolaires Montréal.

Mabilon-Bonfils, B. (2011). Les élèves souffrent-ils à l’école ? Des souffrances ordinaires qui ne peuvent se dire. Adolescence, n° 29, 3, pp. 637-664.

Mabilon-Bonfils, B. (2012). Les pratiques numériques des adolescents entre écrit et sociabilité, Adolescence, 2012/1, n° 79, pp. 217-228.

Mabilon-Bonfils, B. (1993). Ruses adaptatives, résistances et stratégies de survie dans l’École de la seconde modernité. Quand les élèves (re)/ (dé) –construisent leur rapport à l’institution en comité de lecture Sociologie.

Mabilon-Bonfils, B. (2008). Jeux du pouvoir et du désir dans l’École : Pour une lecture psychanalytique de la relation savoir/pouvoir. Adolescence, n ° 3, avril 2008.

Mabilon-Bonfils, B. (2008). Du sujet foucaldien au sujet post-moderne. Laïcité et déni du politique dans le système scolaire français. Revue des sciences de l’éducation.

Mabilon-Bonfils, B. (2014). L’École de la trans-modernité, fabrique de la société ? Quand la question ethnique fait effraction in collectif in In Collectif École et mutations, de Boeck

Mabilon-Bonfils, B., Zoia, G. (2014). La laicité au risque de l’Autre, la tour d’aygues : éditions de l’Aube.

Maffesoli, M. (2006). Entretien avec le sociologue Michel Maffesoli http://www.sens-public.org/spip.php?article193.

Martucelli, D. (2004). Figures de la domination. Revue française de sociologie, n° 45-3, pp. 469-497.

Michon, P. (sd). Notes éparses sur le rythme comme enjeu artistique, scientifique et philosophique depuis le milieu du XIXe siècle, http://www.journaldumauss.net/spip.php?article890, consulté le 20 mars 2013.

Munck J. (de) (1997) in Bajoit, G., Belin, E., Contributions à une sociologie du sujet. Paris : l’Harmattan, logiques sociales,

Pelpel, P., Martinand, J.-L.( 2001). Apprendre et faire -Vers une épistémologie de la pratique ? Paris :L’Harmattan.

Rayou, P., (2007). De proche en proche, les compétences politiques des jeunes scolarisés. Éducation et sociétés, 2007/1, n° 19, pp. 15-32.

Robertson, R., (1994). Globalisation or glocalisation? Journal of International Communication, n° 1 (1), pp. 33-52.

Shearing, C. and P. Stenning (1985). From the Panopticon to Disneyworld: the development of discipline. In A. Doob et E. Greenspan (eds.) Perspectives in Criminal Law. Ontario:Aurora, pp. 249-255.

Haut de page

Notes

1 Lianos entend par cindynisation, la tendance à percevoir et analyser le monde à partir des catégories de la menace. Elle conduit à détecter continuellement des menaces et à évaluer des probabilités défavorables, à donner le pas aux postures défensives sur les appréciations optimistes ainsi qu’à la peur et à l’angoisse sur l’ambition et le désir.

2 L’enquête par questionnaires a été menée en décembre 2013 auprès de 354 élèves d’un lycée professionnel technique et général d’Ile de France de composition populaire. Nous n’en reproduisons ici que trois questions sur un questionnaire qui en comportait une quarantaine.

3 L’enquête sociologique de type qualitative utilisée portait sur le sentiment subjectif des « nouveaux lycéens » et des élèves face à leur scolarité.

4 qui essaie de se maintenir en vie en tant que sujet désirant et non pas seulement sujet aliéné.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Béatrice Mabilon Bonfils, « L’école est finie ! L’ère trans-moderne du savoir-relation et la fin de la transmission ?  »Éducation et socialisation [En ligne], 47 | 2018, mis en ligne le 05 mars 2018, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/edso/2862 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.2862

Haut de page

Auteur

Béatrice Mabilon Bonfils

Laboratoire BONHEURS (Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Éducation, Universalité, Relation, Savoir) de l’université de Cergy-Pontoise

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search